Beaucoup de reproches (légitimes !) sont formulés à l’égard des conditions de laboratoire. On y obtient en effet certes des résultats intéressants, mais décontextualisés… Qu’en est-il alors de la fatigue en dehors des efforts sous la forme « temps-limite » ? C’est-à-dire dans la vraie vie, quand je peux moi-même changer mon allure de course et donc déplacer le seuil de fatigue ?
Forts de l’ensemble des données théoriques évoquées jusqu’ici (cf. parties #1 et #2), un chercheur a combiné les approches, identifié les influences réciproques, et agencé ce qui se faisait alors de mieux pour comprendre le phénomène de fatigue. Un nom tape-à-l’œil ne pouvait alors que convenir à un tel aboutissement : le modèle de la chasse d’eau. Véridique !! (#The Flush Model, Figure 1, source: Millet, Guillaume Y. « Can Neuromuscular Fatigue Explain Running Strategies and Performance in Ultra-Marathons?. » Sports Medicine 41.6 (2011): 489-506.). Si l’approche se veut culottée, regardons un peu ce qui se cacher derrière une telle métaphore…
- Le modèle se présente donc grosso-modo sous la forme d’une cuvette de toilettes (plus explicite tu meurs), avec en son sein un flotteur (1). Ce flotteur matérialise le RPE (entendre « Rating of Perceived Exertion »), autrement dit la difficulté que l’on ressent à réaliser l’exercice en cours. Si l’exercice est perçu comme pénible, le flotteur est haut ; s’il est ressenti léger, le flotteur est bas. Et comme c’est un flotteur, son élévation dépend du niveau d’eau dans la cuvette. En conséquence, le niveau du RPE est influencé par…
- Le taux de remplissage de la réserve (2), matérialisant pour sa part l’ensemble des facteurs qui contribuent à élever la pénibilité de l’effort. Exemples : le niveau de courbatures, la fatigue mentale de la journée, la perturbation/privation de sommeil, l’hypoxie liée à l’altitude, la chaleur ambiante, la durée de la séance, des feedbacks décevants, des réserves basses en glycogène ou plus simplement… une ampoule au pied. Chacun à leur mesure, ces paramètres alimentent ainsi progressivement la bassine en eau. Et le flotteur monte. Pour autant, le mouvement de ce flotteur RPE n’est pas unidirectionnel et, heureusement, le niveau d’eau dans la cuvette est aussi influencé par…
- Une valve d’évacuation (3) salvatrice, permettant de libérer de l’eau ou, en d’autres termes, de se sentir soudainement ou progressivement plus confortable à l’exercice. Si les stratégies de self-talk abordées entrent dans cette catégorie, la musique, les stratégies de focus attentionnel, de refroidissement, de stimulation du cerveau (e.g., le rinçage de bouche à base de boisson sucrées), la caféine, l’émulation d’un groupe d’athlètes, ont démontré leur efficacité sur la perception de l’effort et le développement de la fatigue.
A noter. Tant que le RPE n’atteint pas le haut de sa zone de latitude, le feu tricolore (à gauche de la cuvette) reste dans le vert et témoigne d’une absence de mise en danger perçue de/par l’organisme. En clair, roulez jeunesse, tout se passe bien !
- Une réserve de sécurité (4), qui discrimine le feu vert du feu orange, et manifeste donc un signal d’alerte. Plus spécifiquement, lors d’événements sportifs considérés comme importants, il est possible/fréquent de chercher à outrepasser ses limites habituelles. Dans ces cas exceptionnels, le taux de remplissage de la réserve devient tel que le flotteur dépasse sa zone usuelle de latitude et repousse les limites d’une zone habituellement considérée à risques. « A risques », car l’organisme se trouve maintenant dans ses retranchements (la réserve de sécurité se rapetisse), et s’emballe tant et si bien que la capacité à rester lucide devient nettement compromise. Si les conséquences peuvent alors devenir un peu plus compliquées (traumatismes inhabituels, blessure, fatigue aigüe très importante, malaise, évanouissement, …), on accepte d’accéder à un tel stade de dépassement de soi car on considère d’abord que le jeu en vaut la chandelle : une récompense extraordinaire, la compétition d’une vie, la recherche de survie…
A noter. Écourter entièrement la réserve de sécurité, c’est finalement élever le flotteur au plus haut niveau de la cuvette (au-delà de sa zone usuelle et au-delà de la réserve). A cette étape les conséquences peuvent être dramatiques, et l’Histoire est là pour nous le rappeler. On pense par exemple à l’étymologie du Marathon, ou encore aux mortels concours de sauna programmés jusqu’en 2009.
De la simplicité…
Vous l’aurez compris, dans ce modèle, c’est la pénibilité de l’effort qui détermine si l’on décide de ralentir, d’accélérer ou de stopper son effort. Dans ce cadre, on interprète ainsi plus sereinement l’observation du sprint final – par la connaissance plus précise de la distance d’arrivée et son impact potentiel sur i) la motivation, ii) l’absence d’incertitudes sur la gestion de l’effort, iii) le focus attentionnel. On interprète aussi plus facilement la réponse de force à des coups d’alerte ponctuels lancés près des oreilles de participants (cf. partie #2).
Ainsi, selon le « Flush Model », tout se qui permettrait de diminuer le niveau d’eau dans la cuvette deviendrait bénéfique à la performance, en repoussant la fatigue. De façon plus scientifique, ce niveau semble en réalité conditionné par l’ensemble des afférences (remontées d’informations vers le cerveau, e.g., douleur, chaleur, micro-déchirures, biochimie de l’organisme, etc.) et des efférences (projections du cerveau, e.g., commande motrice) au cours de l’exercice. Ces informations convergeraient au sein du cerveau pour être mesurées, interprétées, et pour finalement jauger la pénibilité globale de l’effort en cours. Rapportée à une échelle subjective de pénibilité liée à l’expérience de chacun, cette estimation (un facteur perceptif !) serait ainsi à elle seule le marqueur le plus fiable du moment d’épuisement. Sceptique? La preuve :
Dans une étude évoquée en partie #2 de ce récit, il avait été demandé à des sujets entraînés en endurance de réaliser une épreuve de temps-limite à vélo à 80% de leur puissance maximale aérobie (PMA). Autrement dit, de soutenir une intensité élevée (~242W en moyenne) le plus longtemps possible avant d’abandonner pour cause d’épuisement. Bien. Mais au cours de cet effort (à 8min précisément), les chercheurs en ont aussi profité pour demander à chaque participant d’estimer son RPE, sur une échelle s’étalant de 6 à 20 (6 = très très léger ; 20 = très très pénible). Voilà le résultat (sur le graphe, 1 point représente 1 sujet) :
L’interprétation est simple : il semble exister une forte relation entre le RPE annoncé après 8min à une intensité donnée (en abscisse) et la durée sur laquelle on peut soutenir cette intensité (en ordonnée). Ainsi, à un instant T de notre effort, plus on côte celui-ci comme facile, plus on a encore de la marge avant d’abandonner, et inversement.
A l’heure actuelle, c’est ce type de modèle systémique (intégrant l’ensemble des composantes du système) qui prédit au mieux la performance en endurance et le développement de la fatigue. Déjà un bon point ! Mais ce qui reste impressionnant (ou génial !) c’est que, quand bien même les bases neurales de la fatigue demeurent encore méconnues (il reste en effet compliqué de faire du vélo sous IRM), un indicateur on ne peut plus simple est alors très fiable pour l’appréhender : notre ressenti.
Tout ça pour ça ?!? Non, vous vous doutez bien qu’au-delà de l’aspect descriptif de la chose, l’enjeu reste maintenant pour vous, via un regard plus averti, de savoir comment prendre en compte ce paramètre pour gérer – du général au particulier – vos programmes d’entraînement, votre état de forme quotidien, et vos stratégies d’allures pendant La course. Alors, à vos RPE !
Notre dossier complet sur la fatigue : Partie 1 et Partie 2.