PHOTO : JOHAN BEN AZZOUZ - VDNPQR

Une analyse de la flambée des performances à Houilles…ou quand les chronos ne veulent plus rien dire !

La 48ème édition de la Corrida Internationale de Houilles a, ces derniers jours, fait couler beaucoup d’encre. Si la course a été remportée par le Kényan Daniel Simiu Ebenyo en 27’12 (quatrième performance mondiale de l’année) certes un bon coureur avec un record à 13 :15.92 sur 5000 m à l’altitude de Nairobi, la course a surtout marqué les esprits par sa densité incroyable en territoire avec 43 hommes sous les trente minutes.

C’est deux fois plus que lors de l’édition précédente lors de laquelle Suisse Julien Wanders avait établi un nouveau record d’Europe en 27’25. Faut il rappeler que Gebrselassié (12 :39.36 et 26 :22 .75 possédait un record sur 10 km route à 27.02 !)

Même réussite pour les français dans le sillage de Jimmy Gressier. Le Boulonnais de 22 ans signe tout bonnement la deuxième meilleure performance européenne de tous les temps en 27’43, améliorant son record de trente secondes, déjà à Houilles en 2018. La double nationalité de Julien le prive de record national mais Jimmy remplace donc Mo Farah à la place de premier dauphin aux bilans continentaux. Les performances se sont accumulées pour les tricolores : 28’24 pour Yann Schrub, 28’32 pour Azeddine Habz, 28’36 pour Benjamin Choquert ou encore 28’39 pour Jawad Abdelmoula s’immisçant dans le gratin national.  

Les meilleurs féminines ont également pu profiter de la densité masculine pour performer. Liv Westphal termine quatrième et signe 31’15 abaissant le record de France de Clémence Calvin de cinq secondes. Elle pulvérise ainsi sa meilleure marque personnelle d’une minute et vingt seconde.

 Elle-même montrait une attitude de surprise, une fois la ligne franchie, les yeux rougis. « Je ne réalise pas, je ne comprends pas. Je voyais que j’étais dans une très bonne allure mais je pensais le payer tôt ou tard. Les relances de la course m’ont beaucoup aidée. Je n’étais pas venue pour un chrono » a-t-on pu lire dans l’Equipe. 


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Top 100 Hommes : 73 records personnels pour 44,7 secondes d’amélioration en moyenne.

 

Devant une telle pluie de records, il semblait nécessaire de faire les comptes.

Ils sont 73 dans le top 100 masculin à établir leur nouveau record personnel dont 20 des 25 premiers. La statistique prend d’autant plus de poids si l’on observe   le gain moyen par rapport au précédent record personnel : 44,7 secondes.

 

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Bien évidemment cette moyenne est impactée par des coureurs n’ayant pas effectué de 10 kilomètres depuis bien longtemps mais ayant progressé depuis leur précédent record sur la distance. C’est notamment le cas d’Alexis Miellet passant de 30’20 (2017) à 28’44 devenant au passage le premier français courant moins d’1’46 au 800 mètres (1’45″88 cet été) et moins de 29’ au 10 kilomètres. 

 

Cependant en ne considérant que les athlètes possédant un record sur la distance en 2019 (35 coureurs), la moyenne reste conséquente avec un gain moyen de 39 secondes, un gouffre à ce niveau.

Les interrogations ont rapidement fusé sur la mesure du parcours et le chronométrage mais les deux paramètres à la base de la performance sont bien en règle. Le tracé n’a pas connu de modifications cette année et le chronométrage, géré par une entreprise externe n’a pas défailli.

 

Alors comment expliquer une si grande progression collective ?

 

Les conditions météorologiques ont été particulièrement douces à Houilles le 29 décembre dernier. Près de 10 degrés au thermomètre, une température idéale pour la pratique de la course à pied. 

La corrida de Houilles est depuis de nombreuses années réputée pour sa densité de coureurs performants réunissant de plus en plus. En ne tenant pas compte de l’année 2017, année au temps pluvieux, le nombre de performances de moins de 32’ augmentait progressivement depuis 2013, année d’obtention du label international IAAF (53 en 2015, 66 en 2016, 75 en 2018) avant de dépasser la centaine cette année. Le record d’Europe de Wanders en 2018 a pu également participer à un engouement plus fort amenant plus de coureurs performants à choisir Houilles pour tenter un chrono. Un effet placebo n’est d’ailleurs pas à proscrire dans de telles conditions.

Mais ces paramètres ne suffisent en aucun cas à expliquer pareil constat. Très rapidement les observateurs avertis ont évoqué les souliers flashy roses, verts ou blancs à la semelle épaisse. Les fameuses « Zoom X Vaporfly Next % », petites sœurs des « Vaporfly 4% » déjà particulièrement étudiées par les scientifiques. Le modèle porté par les lièvres d’Eliud Kipchoge lors de l’INEOS 1h59 Challenge, le 12 octobre dernier a depuis conquis les pelotons des courses pédestres séduisant même les meilleurs triathlètes et pentathloniens français à l’instar des Vincent Luis et Valentin Belaud. 

 

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En prenant le temps de regarder la répartition des chaussures portées par les coureurs lors de la corrida de Houilles, on s’aperçoit que celles qu’on appelle plus souvent « les Next » sont les plus portées et de loin. On dénombre 46 paires dans le top 100 masculin, 32 paires dans le top 50 français. La paire équipait même 17 des 20 meilleurs tricolores. 

Le ratio de record personnel est sensiblement meilleur chez les possesseurs des Next % (85%) que chez les autres (63%). En mettant en relation la paire portée et l’évolution ou non du record personnel on parvient à un chiffre étonnant. 37 français portaient les Next dans le top 100 et parmi ceux – là, seulement trois d’entre eux n’ont pas battu leur meilleure marque personnelle. Toutefois les trois ont établi leur record en 2019, l’un d’entre eux déjà avec les Next %, les deux autres avec les 4%. (Ce n’est donc qu’un problème de forme du jour ou de stratégie de course).

Alors coïncidence statistique ? Tous étaient dans une dynamique d’évolution, au top de leur forme et signent logiquement leur meilleure course en carrière dans un contexte favorable ? Difficile d’y croire à une période de l’année plus sujette à la récupération ou à la fête. S’il est impossible d’isoler de manière scientifique « l’effet chaussures, » il semble clair que la Next% participe à l’optimisation / l’augmentation de la performance et explique partiellement les excellents résultats à Houilles et ailleurs à travers le monde depuis sa commercialisation. 

Aux bilans nationaux tous temps, on compte désormais dans le top 30 chez les hommes 6 performances réalisées à Houilles en 2019. Par ailleurs chez les femmes, quelques heures après le record de France Senior, c’est le record Espoir qui est tombé à Barcelone dans la dernière nuit de l’année. Mélody Julien, Next % aux pieds, abaisse sa meilleure marque de près de deux minutes (34’39 en août dernier) et signe un incroyable 32’48, effaçant Cassandre Beaugrand et ses 33’12 des tablettes. 

Les effets ne se limitent pas uniquement aux références françaises mais affectent particulièrement les bilans internationaux qui voient de plus de plus de souliers flashy bondir dans leurs classements et truster les premières positions. 

Certains observateurs crient au dopage technologique tandis que d’autres appellent à la mise en place d’une réglementation pour éviter l’escalade technologique et en restreindre l’impact sur la performance. 

 

 

Témoignages et interrogations des coureurs – 

 

« Je viens de courir sous dopage technologique » P. Urruty.

Dans ce contexte favorable à l’explosion des records personnels, rares sont les coureurs possesseurs de la Next % à avouer, sans pouvoir, ni vouloir d’ailleurs (mais qui peut les blâmer) la quantifier, la part que prend le modèle à 275 euros dans la réalisation de leur performance. 

Certains sont pour son interdiction mais se voient dans l’obligation de le porter pour prétendre rivaliser. Félix Bour se livrait pour Ouest France en novembre dernier : « Je pense que cette chaussure devrait être interdite mais tant qu’elle ne l’est pas, d’autres l’utilisent et si je ne le fais pas, je vais être désavantagé ».

L’expérimenté Pierre Urruty s’est quant à lui longuement exprimé sur Facebook, après sa victoire à San Sebastián lors de la course de la Saint-Sylvestre.

« Ce soir, j’ai couru vite et j’ai gagné et peut-être même que demain il se pourrait bien qu’il s’avère que finalement j’ai triché… J’ai couru 7,9km en 22’59 et même si mon GPS indique 7,78km sur Garmin et 7,79km sur Strava, j’ai couru les 5 derniers km seul en tête devant des athlètes comme Eneko Agirrezabal (2h14 au marathon en 2019) sans faiblir entre 2’55 et maximum 3’/km avec le vent et les relances et même en partant une fois à la faute sur un virage serré ou j’ai fini dans une impasse. 

Vu mon niveau de forme depuis 2-3 ans et ma longue expérience sur cette distance, ce ne serait pas possible « normalement », et surtout pas avec une telle aisance que j’ai ressentie aujourd’hui et une telle stratégie de course bidon, moi qui suis très en difficulté d’habitude lorsqu’il faut imprimer un rythme élevé. 

Mais voilà, à mon tour comme des dizaines de coureurs qui battent leurs records sur course sur route en ce moment (et les 8 premiers de la course San Silvestre Donostiarra Amara KE), je viens de courir sous dopage technologique. Mon sport ne sera désormais plus le même à présent, et je vous l’annonce les performances actuelles ne relèvent pas du tout d’une progression physiologique des athlètes. »

Dans ce contexte, il semble urgent que les instances réagissent mais d’ici là les athlètes seront encore en nombre ce dimanche à Nice pour la très courue « Prom’Classic ». La météo devrait là aussi de la partie et les coureurs performants nombreux.

Qui n’aura pas la Vaporfly Next % aux pieds ? Probablement pas grand monde. 

 

Commentaires de JC Vollmer.

Quelles questions sont soulevées par cette analyse ?

Tour d’abord que le potentiel et la valeur physique intrinsèque ne sont plus en adéquation ce qui veut dire que celui qui gagne n’est plus forcément le meilleur. Dans un sport comme la course à pied une telle conclusion relève de l’inconcevable.

Que la première règle d’une compétition est l‘égalité de chance pour chaque concurrent sur la ligne de départ. Cela ne semble plus, et de loin, être le cas à moins d’organiser une course pour  les seuls concurrents portant des Nike.

Qu’un chrono situe en principe un coureur dans une hiérarchie. Avec les Nike cette hiérarchie est bouleversée. Un athlète moins performant dans l’absolu se donne donc la possibilité d’être sélectionné pour une compétition nationale, internationale non plus parce qu’il possède plus de talent, qu’il est mieux entraîné et supérieurement préparé mais parce qu’il porte les chaussures d’une marque lui conférant un avantage indéniable. Quelle injustice !

Mais surtout quelle dérive. 

Le monde de la course à pied compétitive est en danger. Déjà gravement menacée par le dopage « biologique »  voilà la planète course à pied secouée par un nouveau fléau : le « dopage » technologique. 

Certains diront que le progrès technologique a toujours été un moteur dans l’évolution de l’athlétisme. 

Certes, les startings blocs ont permis aux sprinters d’optimiser leur mise en action, les perches en fibre de verre ont fortement contribué à l’envol des perchistes, les aires de réception ont permis le fosbury flop, les pistes en synthétique ont été un formidable support pour toutes les disciplines. 

Sauf que, sauf que … dans ces cas, tous les athlètes ont pu en bénéficier de manière identique.

Et dans la situation actuelle avec les chaussures Nike ce n’est pas le cas. 

Les conséquences pour les athlètes de haut niveau peuvent être considérables : résultats tronqués, sélections biaisées, partenariats, primes, insertion sociale, reconnaissance…

Faire des performances, améliorer son record personnel non pas par un meilleur entraînement, un investissement plus conséquent, une meilleure préparation mais à la seule faveur d’une chaussure miraculeuse est une atteinte aux fondements de notre pratique.  

Tu ne progresses plus, tu veux faire l’économie d’une ou de quelques séances d’entraînement, la solution : achète les chaussures qui te feront aller plus vite ! 

Quelle image pour nos jeunes coureurs, quelles valeurs véhiculées par ce message. 

Pourquoi s‘entraîner et faire des efforts pour être meilleur alors qu’on peut réaliser des performances sans passer par les valeurs clefs de notre discipline qui sont travail, persévérance, engagement. Talent, Travail, Temps, la règle des 3T aux oubliettes !

Beaucoup parlent de dopage technologique. Je n’irais pas jusque -là.   Il ne s’agit nullement de blâmer ceux qui bénéficient ou peuvent bénéficier de cet avantage mais il est nécessaire d’interpeller ceux qui permettent ou laissent perdurer une telle situation c’est-à-dire World Athletics, bien silencieuse depuis 2017 sur le sujet. 

Et si à l’heure de la « fin des records » à une période où l’athlétisme est en chute libre sur le plan médiatique, l’arrivée de ces chaussures révolutionnaires est providentielle et représente une sacrée aubaine  pour la fédération internationale.

 Comment interpréter autrement la position de L’IAAF, pourtant totalement dépassée et hors- jeu lors des tentatives exhibitions pour vaincre les 2 heures, qui se félicite de voir Kipchoge descendre sous les 2 h, et lui fait l’honneur de lui attribuer le titre d’athlète de l’année 2019 alors qu’il a réalisé sa prestation en dehors de tout cadre règlementaire. 

En effet, regardons les chiffres suivants.    

Nombre de records du monde battus sur piste par décennie 

Depuis 1951

1951 => 1960 1961 => 1970 1971 => 1980 1981 => 1990 1991 => 2000 2001 => 2010 2011 =>   
Outlook
800 m 1 2 5 1 3 2 1
1000 m 10 3 2 1 1
1500 m 12 1 4 4 3
2000 m 1 4 1 2 2
3000 m s 3 4 3 1 3
5000 m 9 5 3 4 6 1
10000 m 3 4 3 2 8 2
3000 m s 11 7 7 1 4 3
Mile 4 5 4 4 2
2 miles 3 7 4 1 6
Total 57 42 36 21 38 8 1
Indoor
800 m i 1 6 1 3 2 1
1000 m i 1 4 2 3 3
1500 m i 2 6 2 5 2 2 1
Mile 6 4 4 2 1 1
3000 M i 4 5 2 6 5
5000 m i 2 4 1 4 1
Total 14 27 15 20 17 4 2
TOTAL 71 69 51 41 55 12 3

 

Sur piste, battre des records du monde est devenu extrêmement difficile. 

Quand un sport se construit essentiellement sur la notion de records et qu’ils ne peuvent plus être battus cela constitue un sacré handicap pour attirer médias, sponsors et spectateurs. Comment faire, si très hautes performances, records, sont depuis de nombreuses années aux abonnés absents.

On constate que seules les disciplines (5km, 10 km, semi-marathon, marathon) sur route voient leurs performances s’améliorer et même exploser. World Athletics ne peut que se réjouir de cette situation et fermer les yeux sur les conditions de réalisation. A-t-elle d’ailleurs les moyens ou la volonté de s’opposer à la puissance de frappe d’une des plus grandes entreprises mondiales. 

A-t-elle un autre choix que celui de laisser poursuivre cette course à l’armement et à quel prix ? Aura -t-elle la capacité de réglementer, légiférer afin de réguler ? 

De toute façon, le mal est déjà fait. 

Bilans internationaux et nationaux chahutés, performances surévaluées. Est-il possible de faire marche arrière ? C’est peu probable ! 

Et les coureurs, porteurs de ces magnifiques chaussures, comment vont-ils vivre avec ce simulacre, cette illusion de performance, qui va peut-être les accompagner toute leur vie ?

Et si l’effet chaussures n’était pas durable dans le temps, avec la fin de l’effet placebo, et si le l’adaptation du coureur à la biomécanique de la chaussure diminuait avec le temps leur efficacité, et si l’obsolescence des chaussures était programmée et que pour continuer à maintenir son niveau ou améliorer son temps, il faille passer au nouveau modèle. 

Et si, les pointes Nike pour la piste ne se révélaient pas aussi « géniales » que promises et que nos coureurs se retrouvent alors lors des épreuves sur piste en face de leur propre vérité : leur véritable niveau ? Ne vont-ils plus courir que sur route pour échapper au verdict de la piste, le seul juge de paix.

Nike, son projet Breaking 2 puis Ineo et ses coureurs Nike ont créé un tsunami dans le monde de la course à pied, aussi violent que l’arrivée de l’EPO au début des années 1990 mais sûrement plus profond encore car impossible à combattre puisque autorisé et touchant aussi les profondeurs du peloton. 

Alors que faire ? Sinon dénoncer ce qui s’apparente à une gigantesque escroquerie malmenant les fondements et les valeurs de notre sport. 

 

 

Ndlr

Les temps retenus pour les analyses sont les temps officiels et non les temps réels. Les temps officiels étant ceux retenus par World Athletics. Ce choix réduit donc les écarts avec les records personnels préalables. 

Les temps réalisés sur des 10 kilomètres jugés trop favorables comme celui de Morlaix n’ont pas été pris en compte dans l’analyse.