Autant vous prévenir, ici l’objet ne sera pas de spéculer, mais de nous en tenir à ce que Sky a bien voulu rendre public.
Ces révélations commencent d’ailleurs par la mise en avant de la prise de sulbatumol lors de ce Giro, ce même produit retrouvé dans des proportions anormales à la Vuelta 2017. Ce produit est celui utilisé par de nombreux français souffrant d’asthme à l’effort. Le taux maximal autorisé (1 000 nanogrammes) correspond à 16 bouffées de Ventoline, le taux relevé à la Vuelta était de 2 000 nanogrammes. Au-delà de 1 000 nanogrammes par millilitre, le sportif doit prouver « par une étude de pharmacocinétique contrôlée que ce résultat anormal est bien la conséquence de l’usage d’une dose thérapeutique (par inhalation) », précise le règlement antidopage.
L’Union Cycliste Internationale et l’Agence Mondiale Antidopage ont donc classé l’affaire sans suite. Chacun se fera son opinion, là n’est pas l’objet. Voilà pour le passage « médical ». Passons maintenant à des aspects plus intéressants de ces révélations.
Une chose est certaine, son staff est très large et très impliqué dans ce que l’on nomme les « gains marginaux ». Pour exemple, en juin 2015 nous organisions à l’INSEP avec nos collaborateurs un congrès international portant uniquement sur les relations pouvant exister entre performance et chaleur. Les participants étaient venus en nombre et avaient porté un grand intérêt à ce sujet non directement lié à l’activité spécifique, mais au combien importante chaque année en juillet en France où les températures peuvent être très changeantes, ce qui peut devenir un réel enjeu lors du retour de températures caniculaires néfastes à la performance.
Les gains marginaux sont donc la capacité à jouer sur des aspects souvent non directement liés aux qualités physiques intrinsèques, mais pouvant permettre à ses « formule 1 » de grappiller encore quelques secondes sans forcément fournir un effort supplémentaire : études posturales, choix du textile et du matériel, soufflerie, nutrition, hydratation, sommeil, gestion de la chaleur & de l’altitude, etc. Les équipes françaises ne sont pas en reste avec pour exemple chez AG2R – La Mondiale : un directeur de la performance (Jean-Baptiste Quiclet), un entraîneur étudiant en thèse (Samuel Bellenoue), une collaboration avec la très réputée Université de Lausanne, etc. FDJ-Goupama fût précurseur sur le modèle avec un directeur de la performance historique (Frédéric Grappe) qui forma et intégra nombre de ses étudiants à la structure (Julien Pinot, Anthony Bouillod, etc.).
LE PLAN
Le plan d’entraînement dessiné à la main par le chef de la Team Sky, Dave Brailsford et une version plus précise couvrant les deux dernières semaines du Giro, révélant qu’il voulait que Froome perde du poids.
En clair
Le staff essaye de faire perdre à Froome un à deux kilos pour les dernières étapes clés de montagne. Ceci va dans le même sens que les stratégies employées lors des camps d’entraînement de Sky – combinant un entraînement intensif avec une perte de poids en jouant sur la répartition des apports glucidiques. C’est un exercice très périlleux qu’il faut habilement doser. Sky essaye de gérer un déficit calorique spécifique chaque jour, sur le même principe qu’un régime comme pourraient le faire des sports de « poids » (boxe, judo, lutte, etc.), mais en le réalisant durant une course de vélo enchaînant les étapes avoisinant les 200 km.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Est-il normal de perdre du poids délibérément lors d’un Grand Tour (3 semaines de course) ? Est-on capable de le faire de façon « propre » ? Oui. Mais pour cela il faudra suivre un protocole extrêmement rigoureux, parce que si vous ne mangez pas suffisamment pour une course par étapes de trois semaines, la balance énergétique pourra pencher de façon négative et donc apporter moins de carburant. Ce qui pourrait être une explication potentielle à la défaillance de Simon Yates, leader incontesté de ce Giro jusqu’à la 19ème étape où il perdit 38 minutes en 85 km. Une perte de poids trop importante ou trop rapide pourra entraîner une baisse de la puissance et de l’énergie, assimilables à un état de surmenage.
Etant donné la longueur et l’intensité des étapes de grands tours, perdre du poids ne sera pas très compliqué, de par la dépense d’énergie. La difficulté sera plutôt de réussir à ne pas interférer sur les capacités de récupération, élément central de ce type d’épreuves et sur le bon choix des ravitaillements essentiels pour gérer les réserves énergétiques nécessaires à la performance physique en endurance. Il parait donc logique de miser sur la fin de Tour, pour limiter la part de risques. D’autant que le tracé présentait des étapes très difficiles lors des derniers jours de compétition. Cette stratégie est donc très radicale et il faut parfaitement savoir maitriser les entrées et sorties énergétiques pour parvenir à le gérer sur les deux dernières semaines du Giro.
Cette stratégie semble être une marque de fabrique de la Sky dont les suiveurs sont toujours intrigués par la maigreur de leurs coureurs. Ils semblent jouer avec le fil du rasoir entre le poids idéal à la performance physique et un poids négatif à la santé, et par répercussion aux résultats sportifs. Quand Bradley Wiggins a remporté le Tour de France en 2012, il l’a décrit comme le fait de « visser une vis dans un carreau ». Un tour de trop et le tout se brise.
Pourquoi vouloir être léger ?
En vélo sur route tous les profils ont leurs chances. Au sprint, les coureurs massifs mais puissants pourront s’imposer. Lors des courses très longues, types classiques, des profils endurants pourront tirer leur épingle du jeu. Sur contre la montre, des athlètes capables de développer de hautes puissances autour du second seuil seront les favoris. Cette épreuve sera celle qui exacerbera le plus les notions de pénétration dans l’air, d’efficience matérielle et énergétique, de stratégies d’allures, etc. Bref, ce sera une épreuve où la force physique ne suffira pas à la performance. En montagne, la notion de puissance chère aux cyclistes intervient évidemment également. Mais, il faudra principalement s’attacher à sa valeur rapportée au poids de corps. Pourquoi ? Car ici, la pénétration dans l’air et le roulement au sol seront moindres, l’effet drafting derrière un adversaire minoré. Le facteur de performance prenant le dessus sera celui de la capacité à faire avancer sa machine sur une pente à fort dénivelé imposant une résistance négative. Si je vous demande de faire 5 tractions. Cela sera plus facile avec votre simple poids de corps, qu’avec une charge de 5kg accrochée aux chevilles. C’est le même principe. Et si l’on ajoute le fait que ces étapes mythiques de montagne vont souvent demander la succession de plusieurs cols hors catégories avec le dernier escaladé le plus vite possible (sur une durée de 20’ à 45’), quelques watts économisés en route, puis un meilleur rapport Watts/Kg que ses adversaires lors de l’attaque finale seront forcément prépondérants. Prenons un col monté à 400W, si le cycliste pèse 69kg, cela nous fait un rapport à 5,80 W/kg (400/69), à 68,5 celui-ci passe à 5,84 W/kg. Cela parlera difficilement aux non-néophytes, il faudra simplement comprendre que plus ce rapport est élevé, plus le grimpeur pourra potentiellement être performant (si et seulement si sa santé n’est pas atteinte).
Ravitaillements
L’analyse nutritionnelle quotidienne de Froome pour les étapes 11 et 19, révèle ce qu’il a mangé et bu, avec leurs valeurs nutritionnelles. La BBC a montré les détails pour chacune des 21 étapes. Ces deux étapes ont été retenues car l’étape 19 a était décisive faisant basculer le classement général (défaillance du leader Simon Yates et de son dauphin Domenico Pozzovivo, retour de Froome) et la 11ème beaucoup moins réussie (Froome 23ème).
Nous voyons bien ici le contraste désiré entre la première et la seconde partie de ce Giro. En cours d’étape, Froome a ingurgité 456 calories par heure lors de l’étape 19, contre 245/h pour la 11ème. Lors du dîner l’apport total a été doublé (971 Vs 445 calories). Pour l’étape 18, plutôt que de présenter un déficit calorique, Froome mange ce qu’il dépense. Il ne cherche plus à perdre du poids, ayant atteint la cible souhaitée. Ici, il prend de hautes quantités de glucides. Sur la journée de l’étape 19 il a mangé 1,3kg de glucides. A titre de comparaison, c’est 4 fois ce qui est demandé à un homme « normal » (2400-2600 calories) et 7 fois pour les glucides (180g). Sa collation comprend par exemple 2500 calories pris dans les 20 minutes suivant la fin de l’étape (soit dans la fenêtre métabolique recommandée des 30 minutes post effort).
Il faut savoir que Sky a mis en place un staff spécifique relatif à ces aspects nutrition. Comme de nombreuses équipes professionnelles, les coureurs sont suivis par le chef cuistot, mais le budget d’équipe comprend également un spécialiste en nutrition à temps plein et des assistants pour les épreuves majeures. Les moyens humains spécifiques permettent à chacun de rester sur « sa » spécialité sans se disperser et ainsi d’aller assez loin dans son apport.
Echanges Tom Kerrison (coach) Vs Froome :
Échanges Sky
Cette étape était donc très ciblée par les Sky qui misaient tout sur le très sélectif « Finistre ».
Les stats
Sont ici mis en lumière le plan énergétique et de ravitaillement du team Sky pour Froome, écrit avant cette fameuse étape 19.
Ils ont divisé l’étape en différentes sections et ont calculé la puissance moyenne qu’ils s’attendent à voir de la part de Froome, et combien d’énergie il devrait brûler en conséquence. Ils peuvent ensuite calculer la réserve totale de glucides dont Froome aura besoin à chaque section et la quantité de glucides supplémentaires qu’il devra prendre. Ils cherchent donc à équilibrer la balance énergétique entre entrées et sorties. Ils ont réalisé ces calculs dans l’objectif que Froome arrive dans les meilleures conditions pour la montée finale. C’est une autre feuille de calcul classique de Sky : ils ont essayé d’anticiper comment couvrir les 80 derniers kilomètres de cette étape aussi rapidement et efficacement que possible.
En dehors de ce plan « énergétique » il est intéressant de noter dans les différentes discussions que Sky cherche à établir un plan en fonction du profil d’étape, des capacités de son leader, mais également de ce qu’ils prévoient de leurs adversaires. Il est primordial dans un sport d’endurance de partir avec des stratégies claires, écartant le moins possibles de conditions afin de pouvoir s’appuyer dessus et ainsi être le moins dans le flou possible devant les prises d’informations multiples liées à ces courses très longues (adversaires, équipiers, équipiers des adversaires, ravitaillement, parcours, faits de courses, environnement thermique, etc.).
Le détail
Ce plan montre combien de postes de ravitaillement le team Sky possédait sur cette 19ème étape où des membres du staff avaient un rôle de ravitailleur avec un apport différent, dont une boisson appelée « Rocket Fuel »
Ce document nous informe que la Sky possède de nombreux assistants tout au long du parcours. Sur le » Finestre » décisif, un assistant était présent pour chaque session de 2km. Soit 6 sur la montée, avec pour chacun des bouteilles, gels et roues.
Ces documents nous donnent également une autre interprétation vis-à-vis de cette équipe. Oui ce qui entoure la course est très préparé et anticipé comme nous le voyions derrière nos écrans avec ces coureurs pédalant les yeux rivés sur leurs compteurs. Mais, il n’est pas possible de solliciter un athlète chaque jour et pendant plusieurs heures sans sa capacité à comprendre ces informations et à s’y impliquer lui-même. Croyez-moi, vous aurez beau être le meilleur scientifique possible, cela ne se répercutera positivement sur le terrain, seulement et seulement si vous aurez la capacité à faire comprendre à vos sportifs pourquoi vous leur proposez ces protocoles. Il faudra savoir vulgariser le contenu scientifique, le rendre audible donc avec un langage de terrain et montrer votre capacité à vous-même comprendre l’activité. Les scientifiques du sport anglo-saxons (sport scientists) ont ce profil car leur formation n’est pas uniquement universitaire, mais également sportive et dans la gestion des relations humaines et de l’empathie. Les exemples français donnés préalablement sont ceux de scientifiques ayant par le passé connu des expériences de sportifs et d’entraîneurs permettant une communication audible des athlètes.
La boisson appelée « Rocket Fuel » est en fait commercialisé sous le nom de « Beta Fuel ». C’est une boisson glucidique à sources multiples. Elle contient un mélange de maltodextrine et de fructose. Rien de nouveau. La différence se fait sur la quantité de glucides. La plupart des boissons d’effort se situent entre 20 et 40g de glucides, lorsque celle-ci en contient 80g. C’est pour cette raison stratégique qu’elle n’est utilisée qu’en fin d’étape.
Données de performance
Sont présentés ici pour l’étape 19 des datas de puissance, fréquence cardiaque, cadence, etc. pour Froome.
Aucune donnée de semble directement suspecte. D’abord cela correspond assez étroitement au plan établi en amont. Ensuite des cols montés atour de 400W semble assez logique. A la suite de son Tour de France victorieux de 2015 il avait réalisé un test d’effort démontrant une Pmax à 525W et un second seuil à 419W. Il montait donc ces ascensions une vingtaine de watts sous celui-ci, soit une capacité à tenir cette intensité au moins une heure (sans prendre en compte la fatigue engendrée par les étapes précédentes, le début et l’anticipation de la fin de celle-ci). Enfin, 603W, correspond à un effort à 115%, ce qui n’est pas utopique, lorsque ce type d’athlète pourra finir autour de 800W si la fin d’étape devait se finir au sprint.
Données du test d’effort réalisé par Christopher Froome et infographiées par Yann Le Meur : https://ylmsportscience.com/
Tim Kerrison nous informe que la fréquence cardiaque maximale enregistrée sur la montée finale a été de 159 bpm et celle au repos de 32 bpm, comme souvent chez ces athlètes d’ultra endurance (gros cœur provoquant une FC basse au repos et au maximum).
A vrai dire ces données chiffrées sont très intéressantes pour les passionnés de cyclisme. Mais sortie de leur contexte elles ne seront pas d’une grande utilité. Il serait par exemple intéressant de pouvoir connaitre les valeurs de ses adversaires et sur d’autres étapes. Egalement de pouvoir les mettre en relation avec des données externes : température, humidité, vent, périodes de drafting, etc.
Sky cherche à être transparent. Mais pour cela même notre interprétation à partir du test d’effort de 2015 est faussée. Pour être rigoureux il nous faudrait un test réalisé à la veille du Giro et mis en relation avec des efforts plus écologiques comme ceux du PPR réalisé par les équipes de Frédéric Grappe (efforts librement géré de quelques secondes à plusieurs heures) permettant d’affiner la carte d’identité de l’athlète en les mettant en relation avec ses capacités d’endurance, d’efficience, de gestion d’effort, mentales, etc.