Partie 1
Et donc les chaussures !
Nous conclurons donc notre analyse avec la technologie des chaussures, qui concentrent les principales crispations du débat actuel. La question des chaussures va bien au-delà de cette tentative « Guiness Book » puisqu’elle concerne également les compétitions officielles sur route.
Jusque-là, il n’y a pas grand-chose à redire. Que Nike, Ineos, etc. tentent et réussissent « un coup médiatique » aussi impactant que la barrière des 2h en s’appuyant sur un athlète d’exception et en maximalisant au plus fin nos connaissances sur la stratégie d’allure, l’utilisation des lièvres, le ravitaillement, le parcours et l’environnement, est en soit logique et normal si l’on décide de mettre tous les atouts de son côté dans le cadre d’une exhibition, qui plus est sans adversité.
Mais pour les chaussures, on parle d’une innovation technologique, qui n’est plus liée à la maximisation de l’environnement au sens large.
Pour les chaussures, trois aspects vont rentrer en jeu.
Ont-elles un impact évident sur la performance physique et donc la performance ?
Sont-elles utilisables et donc utilisées dans un contexte officiel ?
Sont-elles autorisées et autorisables dans un contexte officiel ?
En soit, Nike, Ineos ou qui que ce soit peut faire ce qu’il veut à partir du moment où cela ne se déroule pas dans le contexte d’une compétition officielle normée où les sportifs devront respecter des règles écrites. Et quand on ne les respecte pas on est sanctionné. Ces dernières semaines nous avons pu voir un coureur bien classé du marathon de Lyon, être déclassé, car il semblerait qu’il n’ait réalisé que les 10 derniers kilomètres ou encore l’ancien recordman mondial du semi, Abraham Kiptum, suspendu 4 ans pour passeport biologique anormal. Ici, les règles n’ont pas été respectées, même s’il faut s’en tenir pour l’instant à la présomption d’innocence.
Pour les chaussures cela est plus complexe.
Notons déjà que l’IAAF n’a pas été très réactive sur ce sujet.
En début d’article, nous vous parlions de la place prise par les athlètes Nike dans les différents récents records sur route et les bilans H/F. Rolows_13, un Twittos spécialisé dans les chaussures de running, a sorti 2 infographies également plus que parlantes, les chaussures portées par les podiums F/H sur le circuit des 7 majors marathons.
On peut parler d’un véritable monopole.
Le journal L’équipe m’avait interrogé au lendemain des 1 :59.40. Parmi les autres acteurs interrogés, Vincent Luis, le champion du monde de triathlon, déclarait que certains de ses adversaires allaient même jusqu’à casser leurs contrats équipementier donc à prendre des risques financiers pour pouvoir se chausser de Vaporflys en compétition. Ces initiatives iraient donc dans le sens du message public : elles feraient courir plus vite…
Notre démarche : rester dans une position, scientifique et pragmatique. Nous en tenir à la science, c’est-à-dire nous appuyer sur la connaissance de publications scientifiques à comités de relecture confidentiels, sans conflits d’intérêts et comprenant des données objectives et rigoureuses.
Cela existe ! Rappelez-vous : le 11 avril nous nous posions cette question : « La Nike Zoom Vaporflys 4% fait-elle courir plus vite ? (La Nike Zoom Vaporfly 4%fait-elle courir plus vite ? Analyse) La réponse était non…Mais oui…
Déjà, il a clairement été montré un meilleur rendement de la Vaporfly. L’une d’elle montrait par exemple pour 24 athlètes d’un très bon niveau (en moyenne 16min38 au 5 000m et 34min56 au 10 000m pour les femmes & 14min21 / 29min30 pour les hommes une économie de course de 4,2% vis-à-vis des Adizero Adios 3. Par ailleurs, lorsque les Vaporflys étaient alourdies pour atteindre le poids des Adizero Adios 3 elles restaient en moyenne 2,9% plus économiques. Attention à ne pas confondre économie et performance. L’économie vous l’aurez tous compris, représente la consommation d’oxygène (moins importante avec des Vaporflys) pour différentes intensités données. Pour une allure fixe, les athlètes étaient donc très clairement plus économiques.
On pourrait toujours rétorquer que les tests étaient réalisés sur tapis de course et qu’un effet placebo était par ailleurs envisageable. Mais il faut lire les publications scientifiques avec du recul et avoir toujours un œil critique. Les critères les plus importants à nos yeux ont été respectés : le nombre, l’homogénéité et le niveau des sportifs limitant la marge d’erreur ainsi que le testing assuré dans des conditions purement similaires d’intensité d’effort (la vitesse du tapis) et de déroulement du protocole.
Rappelez-vous la suite de notre article. La Zoom Vaporfly 4% a ensuite été disséquée par cette équipe du Colorado si dynamique sur le running, puis par une autre, toujours avec Hoogkamer et le très respecté Rodger Kram. L’objectif, comprendre et étudier les choix technologiques des équipes R&D de Nike.
L’étude, qui paraît dans la revue Sports Medicine, a utilisé une analyse biomécanique tridimensionnelle de la foulée et des mesures de plate-forme de force pour tenter de comprendre ce qui rendrait la Vaporfly si efficace.
La chaussure avait montré deux nouveaux composants. L’un, est une semelle intercalaire coussinée ultra-épaisse faite d’une nouvelle mousse appelée Nike ZoomX. La mousse est ultralégère, permettant aux talons d’avoir une hauteur de 31 millimètres, soit environ 50% plus épaisse que des chaussures comparables, sans être plus lourdes. Elle est également exceptionnellement malléable (vous pouvez l’écraser) et élastique (elle reprend sa forme initiale et restitue la majeure partie de l’énergie que vous avez appliqué pour l’écraser). En un sens, ces chaussures posséderaient une forme de ressort dans la semelle intermédiaire qui s’avère particulièrement élastique.
Le deuxième composant est donc une plaque incurvée en fibre de carbone intégrée à la semelle intercalaire. C’est là que beaucoup de controverses apparaissent. L’un des courants de pensée est que la plaque n’est qu’un ressort, se pliant lorsque votre pied atterrit et vous catapultant ensuite vers l’avant. En 2016, lorsque les rumeurs au sujet de la chaussure ont commencé à circuler, un brevet Nike pour une « structure de semelle de chaussure comprenant une plaque à ressort » a commencé à faire son chemin, alimentant les rumeurs selon lesquelles Nike ferait une chaussure sur ressort. Ce brevet s’est avéré avoir été déposé pour une conception de chaussure différente (et jusqu’à présent inédite), mais le mythe est resté. La plupart des gens pensent maintenant que la Vaporfly est monté sur un ressort en fibre de carbone.
Les chercheurs des fabricants de chaussures jouent avec les plaques en fibre de carbone depuis les années 1990. Le précurseur le plus direct de la plaque Vaporfly est le ProPlate d’Adidas, qui est apparue au début des années 2000 et a été mis au point par le chercheur Darren Stefanyshyn de l’Université de Calgary. L’un de ses anciens étudiants, Geng Luo, a d’ailleurs dirigé la conception du Vaporfly et figure sur le brevet.
En 2006, Stefanyshyn a publié une explication sur le fonctionnement de la plaque en fibre de carbone. Lorsque vous courez, vous dépensez de l’énergie pour plier vos l’orteils. Contrairement à vos chevilles et votre voûte plantaire, qui se plient puis se remettent en place, vous n’obtenez aucun retour d’énergie de vos orteils, c’est donc du gaspillage. Stefanyshyn a montré qu’une plaque de fibre de carbone rigide pouvait maintenir vos orteils plus droits, économiser cette énergie et ainsi améliorer l’économie de course d’environ 1%.
Mais, Luo explique qu’une plaque rigide gardera les orteils tendus, et forcerait la cheville à faire plus de travail, ce qui ne sera donc pas nécessairement plus efficace. La solution proposée par Luo et son équipe consiste en une plaque avec un pli plus exagéré de l’avant-pied, permettant aux orteils de rouler en avant sans ajouter de travail à la cheville. Voici l’explication fournie par Nike dans son dépôt de brevet : une plaque rigide pour éviter le gaspillage d’énergie dû à la flexion des orteils, mais leur innovation consiste à courber la plaque pour réduire les forces exercées sur la cheville.
Ce n’est cependant pas la seule explication possible. Un autre groupe de l’université de Cologne, dirigé par un ancien décathlonien du nom de Steffen Willwacher, a commencé à étudier les semelles en fibre de carbone en 2014, bien avant la sortie des Vaporflys. Leur explication du fonctionnement de ce type d’insert, est que la plaque rigide modifie fondamentalement la longueur du levier entre votre cheville et l’endroit où votre pied s’enfonce sur le sol. Cela, à son tour, modifie le « rapport de transmission » entre le bras de levier interne de vos muscles et tendons et le bras de levier externe du pied et de la cheville, ce qu’il image avec le fait de passer les vitesses d’un vélo.
Largement utilisé dans les pointes de sprint, l’ajout d’une plaque en fibre de carbone était donc jusque-là peu commun aux chaussures de course longue distance. La plaque rigidifie l’articulation métatarso-phalangienne et sert de levier pour réduire le travail de la cheville.
La dernière étude en date provient donc de l’Université de Boulder dans le Colorado, réalisée par Wouter Hoogkamer, Shalaya Kipp et Rodger Kram et va permettre de mieux appréhender pourquoi cette chaussure aurait tant d’atouts. Et l’ingrédient secret résiderait principalement dans sa semelle intermédiaire moelleuse, et non dans sa plaque en fibre de carbone si controversée.
« Cet article démontre que l’essentiel de l’énergie économisée par l’intermédiaire de cette chaussure provient de sa mousse plus douce », déclare Rodger Kram. « La plaque de fibre de carbone n’est qu’une cerise sur le gâteau. »
L’étude, publiée dans Sports Medicine, marque donc le dernier chapitre scientifique de la Nike Vaporfly 4% ancienne génération.
Il faut rappeler que c’est cette équipe qui avait travaillé aux moyens utilisables pour l’amélioration du record du monde sur marathon avait également été mandaté pour tester l’économie des Vaporfly et montrer les « fameux » 4% d’économie d’énergie. Cette découverte avait ainsi inspiré le nom des chaussures.
Shalaya Kipp, étudiante diplômée du laboratoire de Kram, et Wouter Hoogkamer le leader actuel sur ces sujets ont recruté 10 coureurs hommes possédant des records inférieurs à 35 minutes sur 10 km. Ils ont placé 44 marqueurs réfléchissants sur les jambes et chaussures des coureurs. Puis, les ont fait courir pendant cinq minutes sur un tapis roulant à une vitesse de 10 km/h, tout en capturant leurs mouvements en 3D et mesuré leur mécanique de course à partir de caméras haute définition. Ils ont également pris des mesures de la force avec laquelle les coureurs heurtent le sol et de quelle façon l’énergie est renvoyée à chaque pas à l’aide de capteurs de force.
Chaque coureur a effectué trois essais sur tapis roulant, portant à tour de rôle et de façon randomisée : le prototype Nike Vaporfly, la Nike Zoom Streak 6 ou l’Adidas Adizero Adios Boost 2.
« Nous avons constaté que les économies d’énergie liées au port de ces chaussures ne sont pas un facteur magique, mais plutôt la combinaison de tout un ensemble de facteurs biomécaniques liés à la mousse et à la plaque » a déclaré Hoogkamer.
En effet, contrairement à ce à quoi ils s’attendaient, ils n’ont trouvé aucune différence dans la mécanique des genoux ou de la hanche des coureurs entre les différentes chaussures. Mais, ils ont constaté que les personnes portant des Vaporflys n’avaient pas à exercer autant d’action musculaire de cheville et que les muscles du mollet étaient moins sollicités. De plus, la plaque rendait la chaussure moins flexible et donc les muscles du pied qui stabilisent les articulations des orteils n’avaient donc pas à travailler autant qu’habituellement.
Les propriétés de la chaussure ont également été mesurées séparément par une « machine d’essai de matériaux à axe de rotation » qui a plié la chaussure dans le sens de la longueur tout en simulant un mouvement de course pour estimer sa rigidité en flexion. En combinant la rigidité de la chaussure avec les forces qui frappent le tapis roulant et le mouvement relatif des marqueurs réfléchissants, les chercheurs ont pu estimer avec précision le degré de compression et de flexion de la chaussure (et de la plaque rigide à l’intérieur) et, par conséquent, la quantité d’énergie nécessaire stockée et renvoyée à chaque foulée par les différents composants de la chaussure.
Les résultats sont inattendus. La flexion de la plaque en fibre de carbone stockait et restituait de l’énergie à raison de 0,007 watts par kilogramme à chaque foulée. En comparaison, la mousse ZoomX épaisse et compacte, restituait 0,318 W/kg, soit plus de deux fois plus que l’une des deux autres chaussures et environ 45 fois plus que la plaque. La chaussure fonctionne donc certainement comme un ressort, mais dans cette analyse, c’est la semelle intermédiaire en mousse plutôt que la plaque rigide qui fait presque toute la différence dans la contribution de la chaussure aux économies d’énergie.
Une étude précédente réalisé par la même équipe avait révélé que le coussin de mousse restitue 87% de l’énergie absorbée à chaque pas.
« Cette chaussure ne vous donne pas plus d’énergie mais permet de perdre moins d’énergie qu’habituellement chaque fois que votre pied frappe le sol », explique Kram.
Certains, ont appelé à l’interdiction de la chaussure par l’IAAF, suggérant que la plaque en fibre de carbone en forme de cuillère et incrustée dans la semelle en mousse agirait comme un ressort, procurant un avantage injuste aux athlètes. Mais, cette dernière recherche suggère qu’elle ne fait finalement que raidir la chaussure.
« L’énergie stockée et restituée par la plaque de carbone, est finalement minuscule », a déclaré Hoogkamer, soulignant qu’environ 50 fois plus d’économie d’énergie provient de la mousse. Et d’ajouter, « beaucoup de chaussures présentent des semelles intercalaires en mousse et chaque mousse a un objectif similaire. »
La semelle intermédiaire de la chaussure est en mousse Pebax, un élastomère en bloc de polyamide (PEBA) couramment utilisé comme plastique rigide dans les semelles extérieures de chaussures. Fabriquée en mousse, elle présente deux avantages par rapport aux semelles intermédiaires en éthylène-acétate de vinyle (EVA) ou en polyuréthane thermoplastique (TPU) : elle est plus légère et plus résistante. Lorsque nous comparons la résistance de chaque matériau dans les autres chaussures de course, Nike Zoom Streak (basé sur EVA) « renvoie » 66% de l’énergie sous compression, Adidas Adios Boost 76% (à base de TPU) et Vaporfly 87%. Ainsi, 32% d’énergie en plus est préservée à chaque foulée.
La mousse PEBA est également moins dense que l’EVA ou le TPU. Cela confère à la chaussure davantage de matériau hautement élastique sans ajouter de masse. La Vaporfly a une hauteur de talon de 31mm et pèse 184g, tandis que la Streak a une hauteur de talon de 23mm et pèse 181g. Cela procure donc l’avantage énergétique d’un amorti accru sans poids supplémentaire.
La semelle intermédiaire plus épaisse prolonge la longueur effective de la jambe du coureur. Une augmentation de 8 mm de la longueur effective de la jambe pourrait réduire les coûts de transport pour le coureur et représenter environ 25% de l’avantage du Vaporfly sur ses adversaires directs.
Pour l’instant, nous pouvons dire deux choses.
L’une est que les chaussures changent l’efficacité avec laquelle vous êtes capable d’exercer une force sur le sol et de la restituer, d’une manière qui n’est pas encore claire.
L’autre est que les chaussures agissent comme un ressort – mais uniquement dans la mesure où pratiquement toutes les chaussures agissent comme tel grâce à une semelle intermédiaire souple. L’étude de Boulder suppose que la semelle intermédiaire en mousse donnerait un coup de pouce autour de 3%, et la plaque de carbone en ajouterait environ 1%. Mais le calcul n’est peut-être pas si simple : il peut exister une synergie entre la mousse et la plaque qui rend le tout plus grand que la somme de ses parties.
En outre, la mousse Pebax d’origine suffisamment compactée par Vaporfly pour constituer confortablement la chaussure marathon la plus épaisse du marché, et la combinaison unique d’absorption et de raideur contribueraient donc largement aux avantages en termes de performances en optimisant le retour d’énergie. Mais peut-être que l’élément actuellement le plus critiqué, la plaque de fibre de carbone coincée dans la mousse, ne soit pas si révolutionnaire. Les chercheurs connaissent depuis plus de 10 ans le potentiel de la plaque de fibre de carbone sur le rendement, mais qu’il en coûtera une augmentation du coût au niveau de la cheville diminuant les avantages en termes d’efficacité. Avec la série Vaporfly, Nike a trouvé la solution idéale en ajoutant une courbe audacieuse à la plaque en fibre de carbone. Non seulement cela augmente l’efficacité au niveau du gros orteil de préférence par rapport à une plaque de carbone droite ou même légèrement pliée, mais cela supprime également totalement le coût supplémentaire initial de la cheville. Le résultat est franchement un exploit étonnant d’ingénierie de la chaussure. Des recherches préliminaires effectuées en interne par Nike suggèrent également que les chaussures pourraient même réduire les marqueurs subjectifs et physiologiques des lésions musculaires et de l’inflammation musculaire et contribuer aux dernières étapes de l’équation du marathon : tenir musculairement, physiologiquement et mentalement sur 42.195km.
La science est claire : les chaussures de la gamme Vaporfly présentent un avantage clair et ont pris une part essentielle du succès de Kipchoge au Prater ou lors des récents résultats sur route ainsi que de la façon dont ils ont été réalisés. Les chaussures de Kipchoge à Vienne sont une version actualisée de la Vaporfly, pour laquelle on ne dispose pas de données de recherche actuellement accessibles. Selon un brevet déposé en août 2018, la semelle pourrait avoir une structure composée de quatre nacelles de rembourrage, jusqu’à trois plaques de fibre de carbone et de deux couches distinctes de mousse de semelle intermédiaire.
La question pour laquelle nous ne détenons pas la réponse est peut-être la plus importante : faut-il interdire les chaussures ?
Le professeur Ross Tucker, éminent scientifique du sport, a défendu ses arguments en 2017, bien avant que les derniers prototypes n’aient même touché les pieds de Kipchoge et de son armée rose. En effet, pour lui , les chaussures expliquent probablement pourquoi les temps sur marathon officiels et de façon plus générale sur les différentes compétitions sur route baissent si rapidement, même sans jouer sur autant de gains marginaux que Kipchoge à Vienne. Mais Nike n’est pas le premier à introduire une plaque en fibre de carbone, et ils ne seront certainement pas les derniers.
Afin d’éviter toute controverse semblable à la saga des combinaisons en natation à la fin des années 2000, l’IAAF doit agir rapidement, en se fondant sur des données objectives et des règlements clairs.
Le verdict
Voilà, nous sommes en territoire inconnu.
D’où viennent les 45 secondes gagnées sur Monza ?
Les chaussures, tout le reste, peut-être une légère amélioration de la physiologie de Kipchoge, de sa confiance et de l’élan qui viennent avec le fait d’être le boss du marathon ? Sans doute un peu de tout. Et sans doute aurait-il même pu faire mieux à la vue de ses 10 derniers kilomètres… Certains partenaires qui l’ont drafté ont dit que Kipchoge les poussait à aller plus vite, mais eux avaient le plan de course à respecter. La méticulosité de l’opération s’est retournée contre lui !
Bien sûr, de façon générale, ce sont les chaussures. En fonction du modèle et de l’athlète, elles améliorent l’économie de course de 4 à 5%, ce qui représente un avantage d’au moins une minute à 90 secondes pour un coureur élite. Peut-être même plus.
Il y a 3 semaines, le comité technique de l’IAAF – qui étudie les chaussures Nike Vaporfly depuis 2017 – a tenu une importante téléconférence à laquelle participaient des scientifiques de l’Université du Queensland et des juristes. Bien que leurs propos soient restés confidentiels, rien ne laisse présager que la Vaporfly sera interdite. Une proposition au conseil de l’IAAF aurait dû être envoyée ces derniers jours. Pour qu’une chaussure de course soit considérée comme légale, il semblerait qu’il faille qu’elle ne procure aucune « assistance motrice » à un athlète. En d’autres termes, si la seule personne qui reste physiquement dans le corps de l’athlète est bien la personne qui court, elle respectera la règle…
En vertu de ces règles, les chaussures que Kipchoge portaient à Vienne – auraient trois plaques de fibre de carbone, quatre cosses de protection et deux couches distinctes de mousse de semelle intermédiaire et pourraient selon les dires (aucune publication scientifique à ce jour) améliorer l’économie de course de 7 à 8% et a donc été autorisée dans les courses officielles dès Berlin 2019. Oubliez les 3-4% d’économie de course et l’avantage général (suivant le profil de l’athlète) estimé à 90 secondes de la Vaporfly dans un marathon, cela pourrait donc être plus de trois minutes avec les alphaFLY (même si économie n’est pas = à un temps, mais à une énergie épargnée ou utilisée à une allure plus élevée). Quel que soit le temps exact engendré par leur port, dépendant de la réponse de l’athlète à l’énergie et aux capacités musculaires épargnées, clairement la performance est impactée positivement.
Certains vont hausser les épaules. Après tout, le sport et la technologie sont toujours allés de pair. Ineos, a par exemple lors du dernier Tour de France utilisé des roues, plus légères et plus rigides que celles de son sponsor officiel, au doux prix de 7000 € la paire. Si elles sont plus performantes que celles de l’adversité, c’est évidemment un avantage indéniable. Au-delà des aspects purement physiques et mentaux de développement de l’athlète au sens premier, la technologie sera donc un levier potentiellement très efficace d’amélioration des performances, en jouant sur les leviers les plus efficaces, tout en respectant les règles étiquetées en amont.
La technologie réécrit inévitablement les règles et les tables de records.
Mais l’athlétisme est censé être différent. À quelques rares exceptions près, l’innovation technologique a tendance à être subtile et progressive. Dites à quelqu’un que vous courrez le marathon en trois heures, le 10km en 35min ou le 1500 en moins de 4min, cela signifie la même chose, que vous l’ayez fait en 1980, 2000 ou en 2019.
Mais aussi remarquable soit la prouesse chronométrique de Kipchoge à Vienne, nous n’avions aucun moyen de savoir à quel point elle est dépendante des chaussures et du non-respect des règlements habituels du marathon.
Vienne doit donc rester une journée d’exception où l’Homme a couru sous les 2h, à la force de ses jambes bien entendu (combien de personnes en seraient capables sur Terre ? Kipchoge, Bekele ? Barega ou quelques autres dans les générations à venir ? mais surtout en maximisant l’accompagnement : ravitaillement, drafting, parcours, environnement et donc technologie des chaussures.
Alors que faut-il faire ? De toute évidence, il sera juridiquement délicat d’interdire la Vaporfly, depuis leur utilisation publique aussi large depuis près de trois ans. La question sera donc de savoir comment trouver le compromis idéal pour encourager l’innovation sans détruire les caractéristiques de l’athlétisme portées par le temps : universalité et équité.
Qu’un athlète utilise le marathon avec a priori le parcours le plus rapide, l’environnement le moins impactant, maximisant ses ravitaillements et en étant malin sur ses stratégies d’allures et de coopération semble logique. A partir du moment où l’on autorise le port de marque de chaussures différentes, chacune cherchera à opter pour les technologies censées être les plus efficientes. Oui, mais en respectant la règle. Les ingénieurs de Formule 1 sont payés à trouver la meilleure option, tout en respectant les lois, au risque de voir leur pilote déclassé s’il les transgresse, ce que l’on voit chaque saison.
Ainsi, la sélection des paramètres pour la régulation de la chaussure serait gênante à l’avance et contraignante au fil du temps pour l’IAAF. Cela perpétuerait les débats sur la technologie et donnerait naissance à une myriade de normes compliquées, semées de contradictions historiques. Les chaussures de course sont inévitablement un mélange de matériaux : des mousses intercalaires de différentes densités, des semelles extérieures en caoutchouc de différentes configurations et des pièces rigides intégrées dans des architectures distinctes. Tenter de mettre en œuvre des règles complètes couvrant tous les aspects de la conception d’une chaussure est une solution impossible à appliquer.
Une suggestion raisonnable, faite dans le British Journal of Sports Medicine par Geoffrey T. Burns et Nicholas Tam, est d’instaurer des règles pour réguler l’épaisseur de la semelle intermédiaire d’une chaussure. « Si les chaussures de compétition actuelles étaient fixées à 31mm, elles resteraient éligibles et des avancées pourraient être réalisées dans cette géométrie, garantissant que les chaussures resteraient un accessoire de la compétition physiologique », expliquent-ils.
Comme le soulignent également Burns et Tam, des règles similaires concernant l’épaisseur du talon des chaussures sont déjà utilisées dans les compétitions de saut en hauteur et de saut en longueur. Et en adoptant une approche similaire pour les chaussures de course, l’IAAF « fournirait une norme transparente qui supplanterait l’approche pansement consistant à plaider chaque nouveau développement ».
Les chercheurs vont même plus loin dans leurs recommandations : « Une norme d’épaisseur de semelle intermédiaire régirait les chaussures de course sur leur fonction mécanique fondamentale, à savoir les ressorts (la combinaison de matériaux restituant l’énergie emmagasinée). Cela ressemble à une simple régulation de la longueur du ressort et encouragerait de nouvelles avancées technologiques en permettant aux fabricants de développer des ressorts plus légers et plus efficaces (c’est-à-dire une efficacité de retour d’énergie de 100% tout en minimisant la masse et en optimisant l’architecture). Cela donnerait aux coureurs la liberté de porter n’importe quelle combinaison de matériaux, y compris l’EVA, le PEBA, le caoutchouc, la fibre de carbone ou quelque chose qui n’a pas encore été découvert. Plus important encore, cela empêcherait les chaussures de course de se transformer en une extension méconnaissable du corps. Par exemple, si elles étaient fixées à 31 mm, les chaussures de compétition actuelles resteraient éligibles et les avancées futures se dérouleraient dans cette géométrie, garantissant que les chaussures resteraient un accessoire de la compétition physiologique, musculaire, biomécanique et mentale ». Que le meilleur gagne en clair.
« Une norme d’épaisseur maximale de la semelle intermédiaire de la chaussure fournit une règle simple, robuste et applicable pour les chaussures de course à pied. Cela protégerait les performances passées, présentes et futures dans le cadre d’une définition opérationnelle unique de chaussures concurrentielles équitables. Cela éviterait que la compétition ne se transforme en une course à l’armement de chaussures à l’accumulation de matériaux, plus larges, plus grandes et plus complexes, tout en conservant l’essence de la compétition pour ce qu’elle est. Une course à pied, d’un point A à un point B, d’un homme contre un homme ou d’une femme contre une femme.
Mais quelle que soit la prochaine action de l’IAAF, elle se doit de respecter sa propre règle 143.2, qui stipule que les chaussures « ne doivent pas être construites de manière à donner aux athlètes une assistance ou un avantage injuste ».
Oui, le terrain de jeu dans le sport ne sera jamais vraiment égal, mais il ne peut pas non plus rester manifestement déséquilibré.
Et après ? En l’état actuel, le haut des bilans tous temps continuera de se remplir avec la masse des coureurs chaussés de Vaporfly au départ de chaque marathon.
Mais cela n’a aucun sens. Ce qui aura du sens c’est que Kipchoge et Bekele s’affrontent sur le parcours de Berlin, réputé pour être le plus rapide du monde.
Et pourquoi pas avant, à Tokyo 2020 ou Kipchoge, en amoureux des championnats, a déjà annoncé sa présence.