A la base de l’aventure
L’hypothèse de M. Joyner et les exigences physiologiques
En 2016, Nike décidait de mettre les moyens financiers et technologiques pour vérifier les hypothèses du très respecté physiologue Michael Joyner, qui en 1991 a créé un modèle basé sur les principaux facteurs physiologiques de la performance qu’un athlète devrait posséder pour boucler un marathon en moins de 2h et même selon ses calculs en 1 :57.58.
Pour le faire, il devait présenter une VO2max de 84 ml/kg/min, un seuil situé à 85% de cette VO2 max et une économie de course équivalente à 170 ml/kg/km.
Une VO2max supérieure à 80 ml/kg/min c’est ce que nous retrouvons chez nos meilleurs français en course à pied, triathlon, eau libre ou VTT. Jusque-là rien d’exceptionnel donc.
Un seuil à 85%. Encore une fois c’est une belle valeur mais que nous retrouvons chez tout sportif d’endurance de très haut niveau, à savoir la capacité à tourner quasi exclusivement sur le système aérobie et ainsi éviter de trop taper dedans physiologiquement aux allures de croisière et par conséquent de pouvoir afficher des allures de footing qui feraient pâlir tout amateur.
Par contre, là ou se fait la différence, c’est l’économie de course, car la valeur avancée est exceptionnelle. Pour rappel, il s’agit de la consommation énergétique pour une allure donnée. Pour avoir un point de comparaison, ce n’est ni plus ni moins que la consommation d’essence aux 100km de votre voiture, rapporté à l’activité physique sauf que les litres d’essence seront remplacés ici par la capacité de l’athlète à extraire l’oxygène, source d’énergie et les km par une intensité donné (X km/h pour un coureur, X chrono au 100m pour un nageur, X puissance pour un cycliste).
Pour ceux qui ont visionné le documentaire du National Geographic sur le projet Breaking 2, vous vous rappellerez que les sportifs sélectionnés à l’époque avaient réalisé différents tests d’effort. L’un de ces athlètes Zersenay Tadesse, parfois effacé par les performances de Kipchoge, a tout de même été entre autres, sur 10 000 m médaillé olympique (bronze) en 2004 aux JO d’Athènes (1. Bekele, 2. Shihine, 5. Gebreselassie) et médaillé d’argent au mondial en 2009 (1. Bekele, 3. Masai) ou encore sept fois médaillé au mondiaux de cross avec un titre (durant l’époque de domination de Bekele), ou encore cinq fois champion du monde du semi-marathon (Meilleure performance : 58.23 c’est-à-dire l’ancien record du monde). Bref, pas le premier venu. Tadesse présentait pour sa part une économie de course de 150 ml/kg/km, ce qui reste l’une des meilleures mesures connues publiquement. Si l’on ne se concentre que sur la physiologie et en ne sélectionnant que ces trois aspects prioritaires, on constate que pour un athlète de la trempe de Tadese qui cochait cette case de l’économie de course cela n’a pas suffi. Or, contrairement aux idées reçues dans la majorité des sports d’endurance où l’accent sera le plus souvent mis sur le développement des qualités maximales aérobies et/ou du seuil anaérobie et/ou du kilométrage, il a été montré depuis près de 30 ans, que le facteur le plus discriminant dans une population de sportifs d’endurance élites, sera le plus souvent l’économie de course.
Cela semble assez logique pour le lecteur qui possède quelques bases en physiologie du sport. Développer les facteurs physiologiques du système aérobie sera très limité dans cette population à la charge d’entraînement déjà très conséquente, par son entraînement continu depuis le plus jeune âge. Les facteurs intensité et volume de la charge seront de plus en plus difficilement le vecteur de stress nécessaire et donc des leviers de moins en moins importants de progression. Quelle est l’étape après 200 km/semaine, 250 ? Comment faire pour ajouter une séance qualitative si le sportif est déjà à la limite de sa tolérance maximale aux charges ? Il faudra alors être innovant en modifiant ses contenus et sa planification, en jouant sur des facteurs non ou insuffisamment explorés (priorité des blocs de travail, entraînement croisé, musculation, etc.), en s’appuyant sur d’autres sources de stress (altitude, chaleur, etc.) ou encore en n’oubliant pas que la performance est multifactorielle (mental, environnement, nutrition, récupération, hydratation, etc.).
Pourtant, il semble assez logique que plus un individu sera économique, efficient, plus il pourra aller vite pour une même consommation énergétique, ou épargner de l’énergie pour la suite de l’épreuve. En course à pied, les gammes athlétiques (et elles existent par centaines, si l’on sort des seuls exercices, types montés de genoux, talons fesses, courses jambes tendues), le renforcement musculaire et le travail de vitesse auront pour principales vocations d’améliorer la qualité du geste et donc d’offrir un meilleur rendement. Pourtant, qui en dehors des sportifs élite s’y astreint ? Une minorité. C’est une erreur car si je suis plus efficient, plus économique, tout en entretenant mes qualités physiologiques, mon seuil arrivera plus tard, soit à une vitesse plus élevée, ou pour une même vitesse une fréquence cardiaque et une ventilation qui seront plus basses et mécaniquement, jusqu’en haut de la pyramide, ma vitesse associée à mes qualités maximales aérobies, la VMA, arrivera plus tard, elle sera donc également augmentée.
Pourtant, les études de prédiction statistiques, basées sur l’évolution des records, n’annonçaient pas le passage sous les 2heures si tôt.
Comme pour toutes les disciplines cycliques anciennes (natation, athlétisme), les records ont beaucoup évolué depuis les premiers Jeux Olympiques de 1896. Ils ont pendant longtemps suivi l’évolution de la place du sport dans la société, de sa mondialisation et des techniques d’entraînement. Le marathon a par ailleurs longtemps eu un positionnement particulier de par la place autrefois préférentielle de la piste au détriment du macadam, qui tend aujourd’hui à s’inverser par le transfert des sponsors. Quoi qu’il en soit, il faut rappeler que le grand Abebe Bikila courrait déjà 2 :15.16 au Jeux de Rome 1960, pieds nus, en ayant été repéré un an plus tôt par un membre de la Croix Rouge Ethiopienne et en remplaçant au pied levé un coéquipier blessé. Quatre ans plus tard il abaissait sa marque à 2 :12.11, chaussé de chaussures Ascis. A l’aube des années 2000, en 1999, le record n’était alors « pas plus bas » que 2 :05.42 par le né marocain Khalid Khannouchi, naturalisé américain en 2000. Après avoir amélioré son propre second record du monde le 14 avril 2002 à Londres il retranchait ensuite 4 secondes à sa précédente marque (2 :05.38). Puis le rythme des records allait s’accélérer. Alors que de 1969 à 1998, le record du monde n’a été battu que 5 fois, il l’a été 8 fois depuis Khannouchi en 2002 à Kipchoge à Berlin en 2018.
Deux raisons principales peuvent être avancées, les légendes du tartan sont tous passés sur macadam à l’aube du crépuscule de leurs carrières (Tergat, Gebresselassie, Bekele à 2 sec du record actuel, Kipchoge) et les athlètes, des deux principaux pays pourvoyeurs de podiums mondiaux et olympiques 5000-10 000m, Ethiopie et Kenyan, commencent de plus en plus tôt sur marathon sans passer comme précédemment par la case piste (Makau, Kipsang, Kimetto en étant les meilleurs exemples), mais avec la même formation athlétique et en pleine force de l’âge pour arriver à Denis Kimetto et ses 2:02.57 de Berlin en 2014. Pour rappel, un an plus tôt Kipsang établissait à Berlin le nouveau record du monde (2 :03.23), devant Kipchoge qui pour son second marathon connaitra sa seule défaite en lâchant au 38ème, pour subir un débours de 42 secondes en moins de 4 kilomètres.
Le palmarès de Kipchoge sur marathon et son profil
Depuis Kipchoge gagne et ne porte pas son surnom de Mr marathon pour rien. Depuis son passage sur la distance à Hambourg en 2013 (2 :05.30 en finissant en 62.17 et à 1.31 du record de Gebreselassie de l’époque), ce sont 10 victoires et une seconde place donc sur des grands marathons, un titre Olympique, Breaking 2 à Monza et Ineos 1 :59 à Vienne. Je vous invite à relire notre analyse de son record du monde de Berlin en 2017 : Le record du monde du marathon d’Eliud Kipchoge à la loupe, mais il faut clairement se rappeler qu’il semble fait pour la distance autant par ses qualités physiologiques et mentales, que pour l’approche de son métier (travail, patience, lucidité). Rappeler également que sans Kipsang donc, il aurait sans doute pris le record du monde dès son second galop d’essai à l’automne 2013 à Berlin. Et qu’à Londres en 2015 sur un parcours non propice aux records, dans une course d’homme à homme, il avait démontré sa prise du leadership en reléguant Kipsang à 47 sec et Kimetto à 1min08.
Quelques mois plus tard à Berlin, c’était 2.04.00 sans les chaussures Vaporfly avec un fait de course inédite, des semelles intérieures sortant des chaussures dès le début de l’épreuve. Sa performance la plus marquante pour les observateurs, fût sans doute celle de Londres 2016, où sur un parcours qui n’est donc pas le plus propice aux records, avec beaucoup de vent, un départ suicidaire (14.40 au 5km, 28.37 au 10km), il ne sortait ni plus ni moins que Kiprotich, Bekele, Kimetto, Kuma, Regassa et Biwott (le plus grand plateau des dernières années ?) avec un passage en 61.24, puis un fort ralentissement ensuite, avant l’affrontement face à Bekele et Biwott pour finir comme une flèche les deux derniers kilomètres et réaliser 2:03.05. Après le Breaking 2 il semblait prêt à tous points de vue (niveau physique, connaissance de la course, facteurs d’accompagnement), mais échouait à Berlin en 2 :03.34, pluie et froid étant au rendez-vous. Et, il tomba sur un os, Guye Adola, aux références moins « impressionnantes » (27.09 au 10 000m, 59.06 au semi, 3ème aux mondiaux de semi en 2014) pour n’attendre que la toute fin de course et le 40ème, pour lâcher les chevaux, accélérer et réaliser 2 :03.34.
Il faut se rappeler avant tout débat de comptoir sur les performances sportives, qu’il fait partie d’une caste rare de quelques athlètes d’exception. En cadets, il réalisait 13’48 à l’altitude de Nairobi (Kenya), ça impressionnera en Europe (le 5 000m commence en juniors en France, avec un record pour Benoit Zwierzchlewski en 13’42) même si ça n’a rien d’exceptionnel au Kenya puisqu’il doit bien y avoir une bonne cinquantaine de cadets qui ont fait mieux à ce jour (le 39 -ème au bilan IAAF est à 13 :29.72). Mais, il ne fait alors partie d’aucune structure d’entraînement. Il se tourne alors vers Patrick Sang (steeple 2ème aux JO de 1992 et 2×2ème aux mondiaux 1991-1993), légende et figure respectée de leur village de Kapsisiywa, dont la maman de Kipchoge avait été l’institutrice.
Et, l’on peut parler d’un bon « répondeur » à l’entraînement. Dans un premier temps, il se classe 5ème aux championnats du monde de cross de la catégorie et réalise 13’11″03 (2002). L’année suivante, sa progression s’accélère avec un titre aux championnats du monde juniors de cross à Lausanne et surtout un chrono ahurissant de 12’52″79 à Oslo (5 000m), avant le chrono encore plus incroyable de 12’52″61 réalisé en finale des championnats du monde d’athlétisme de Paris en 2003 alors qu’il n’a encore que 18 ans. Dans cette course de légende, il s’impose au sprint face à Hicham El Guerrouj et Kenenisa Bekele. Kipchoge c’est donc 10 années de suite à très haut niveau sur la piste avec 9 saisons sur 10 sous les 13min (12min53 de moyenne, avec un record à 12 :46.53 et un loupé en 2008 à 13 :02.06). Ce non-passage sous les 13min en 2008 est largement contrebalancé cette même année par sa seconde place aux JO de Pékin entre Bekele et Soi. Et oui, Kipchoge est également un homme de championnats, puisqu’il remportera tout de même 5 médailles olympiques et mondiales, lors de la période la plus dense qu’ait connu le demi-fond mondial sur 5 000-10 000m : El Guerrouj, Bekele, Gebreselassie, Kipchoge, Soi, Lagat, Sihine, Tadese, Mosop, Masai…
Clairement, il fait partie de la caste des très grands et semble présenter tous les atouts physiques et physiologiques pour le marathon, ce n’est plus à prouver. Sur les aspects mentaux qui prendront une large part de la performance sur les épreuves d’endurance librement gérée, il a également démontré, ses capacités à être focus chaque jour dans son implication, tout en sachant lâcher-prise en étant chef d’orchestre d’un système de performance et en restant acteur d’un fonctionnement familial simple et en sachant s’appuyer sur l’importance de l’aspect social en donnant énormément à son groupe, athlètes comme staff, sa joie lors de la victoire de son ami et partenaire d’entraînement Geoffrey Kamworor au marathon de New York en étant une nouvelle preuve.
Entraînement
Nous avions analysé ses temps de passage avant le marathon de Berlin 2017 : Les secrets d’Eliud Kipchoge (Breaking 2, 2h03’05, Champion olympique. Le journal spécialisé Néo-Zélandais Sweat Elite, qui se rend régulièrement au Kenya, a ressorti des contenus plus récents de sa préparation (Eliud Kipchoge – A typical week of training – Preparing for a sub 2 hour marathon). En soit, il n’y a rien qui surprend un acteur du haut-niveau. D’ailleurs, il avait été assez amusant de découvrir que les scientifiques envoyés par Nike à Eldoret conclurent qu’ils n’avaient rien à lui apprendre, mais sans doute plus à apprendre de lui. La seule nouveauté semble être la place prise par le travail de renforcement musculaire, de réactivité de pied et de mobilité, trois fois par semaine avant les séances aérobies sans intensité. On est loin des charges lourdes et d’un placement optimal. Ça ne pourra pas être négatif, bien au contraire, mais clairement, cet athlète possède une telle antériorité de travail et une marge de progression si ténue, qu’il faut aller chercher plus loin pour analyser ses dernières performances et surtout celles des nombreux autres athlètes possédant le même équipementier.
La saga des chaussures
Il faut rappeler que dans les mois qui ont suivi la tentative initiale de passer sous les 2h à Monza, les listes tous temps des courses sur macadam ont subi une refonte totale. 7 des 10 meilleurs temps de l’histoire sur marathon ont été enregistrés depuis Breaking2, ainsi que 6 des 10 meilleurs temps chez les femmes. En septembre, Geoffrey Kipsang Kamworor le partenaire d’entraînement de Kipchoge, battait le record du monde de semi-marathon (58 :01). Deux semaines plus tard, la légende Kenenisa Bekele, âgé de 37 ans, n’échouait qu’à deux secondes du record du monde de Kipchoge à Berlin, pour un retour aussi historique, qu’inattendu. Ajoutons le record du monde du 15km par Joshua Cheptegei, certes pas le premier venu (2ème derrière Farah sur 10 000m au mondiaux 2017, vainqueur en 2019), en retard au 12ème kilomètre et capable d’accélérer pour boucler l’affaire en 7min46 (23.18 km/h) ainsi que le record faramineux (et qui mérite qu’on s’y attarde prochainement) Et en bout de chêne, sur 100km, le Japonais Nao Kazami, détrônant sur la route, le record vieux de 40 ans de Don Ritchie qui s’en était emparé sur piste. Et chez les femmes ? Vous aurez noté que Brigid Kosgei vient de sortir Paula Radcliffe, une autre légende (2 :14.04 Vs 2 :15.25) en étant capable de partir en 15.28 au 5km et de passer en 66min59 au semi. Les autres performances ? 5km : Hassan 14.44 course femmes en 2019, Kipkirui 14.48 mixte en 2018 ; 10km : Jepkosgei 29.43 mixte en 2017, 1ère femme à passer sous les 30min sur route ; semi-marathon : Gudeta 66min11 femmes en 2018, Jepkosgei 64min51 mixte en 2017. Aux Etats Unis, le pays du running, les 18 meilleurs hommes sponsorisés par Nike ont battu leurs records sur marathon, et sur les 10 hommes qui ont réalisé moins de 2h12, 8 étaient chaussés de Vaporflys et le dernier en date …peut être le chrono le plus phénoménal de tous : les 44.21 sur 15 km de l’éthiopienne Letesenbet Gidey descendant l’ancien record de 1’16 (une broutille) !
Stop ! Il n’y a plus de place dans le Guiness Book …
Ne pouvant pas faire grand-chose au niveau de l’entraînement, Nike a misé sur ce qui pourra entourer la performance : Moins de 2h au Marathon : Théoriquement envisageable.
L’environnement de la performance sur marathon
5 axes principaux d’accompagnement sont visés : le ravitaillement, le drafting, le parcours, l’environnement et donc les chaussures, autour desquelles se cristallise le débat actuel.
Le ravitaillement :
Il est connu depuis de nombreuses années que l’oxydation des glucides sera plus importante que ce que l’offre des réserves dont dispose le sportif. Une façon simple pour remédier à cette situation sera de se ravitailler régulièrement, comme si l’on passait régulièrement à la pompe à essence, avec l’objectif de ralentir la diminution des réserves.
Nous savons aussi que le corps humain aura de grandes difficultés à ingurgiter plus de 60g de sucres par heure, sous peine de troubles gastriques. Cela tombe bien, tous les sucres n’utilisent pas les mêmes transporteurs, on pourra par exemple approcher les 90g/h en associant glucose et fructose.
Il est également connu que les phénomènes de déshydratation, parfois dès les 1% de masse corporelle perdue pourront jouer négativement sur la performance. Rappelons que notre corps est composé d’environ 70% d’eau pour un adulte, qui favorise le transport sanguin, voie de circulation des ressources énergétiques du marathonien. Certains scientifiques avaient affirmé il y a quelques années, que cette stratégie hydrique et glucidique agressive, serait l’un des piliers du passage sous les 2h. Malgré tout, il faut prendre du recul avec ces athlètes d’exception qui ne répondront pas aussi parfaitement qu’espérer aux codes de la science, quand on sait par exemple qu’Haile Gebrselassie avait réalisé 2 :05.29 à Dubaï en 2009, sans se ravitailler et en perdant 9.8% de poids corporel par sa simple transpiration.
Malgré tout, Kipchoge semble avoir adhéré à ses principes, quand après l’expérience Monza on a vu qu’il s’était ravitaillé 12 fois lors de son record du monde de Berlin en demandant à l’organisateur d’avoir son propre ravitaillement en dehors des zones officielles et en conservant chaque fois longuement son bidon en main, le mettant plusieurs fois à la bouche. A Vienne, il va réitérer l’exercice, avec encore plus de facilité, l’équipe lui fournissant son bidon en main sans avoir à l’attraper à une des mains d ’une personne arrêtée et encore moins à la saisir sur la table de ravitaillement, comme cela devrait être normalement la règle sur les grands marathons. De notre point de vue, c’est une stratégie essentielle de la performance d’endurance.
Cependant, il s’agirait de clarifier cette règle à l’avenir. Dans le cas d’Ineos 1 :59 où tout était permis, c’était une priorité. A l’avenir, il faudra écrire et faire respecter si chaque concurrent est libre de sa stratégie ou ne devrait se ravitailler qu’à la table dédiée tous les 5km, par exemple. Les records n’ont de valeurs, que s’ils peuvent être comparés entre générations, selon les règlements.
Le drafting :
En ce qui concerne le drafting, nous connaissons tous son intérêt. Qui n’a pas connu une compétition ou un entraînement ou personne ne souhaitait mener ? Bien vu ! Il a en effet été montré que la consommation d’oxygène pouvait être diminué jusqu’à 6,5%, par une diminution des résistances à l’air jusqu’à 50% lorsqu’un coureur en précède un autre. La difficulté étant dans la capacité de ces deux coureurs à être le plus proche possible, à une distance inférieure à un mètre. Ce n’est donc pas un hasard si chaque course « montée » pour la réalisation de chronos va mettre en œuvre des lièvres/pacers visant à donner l’allure demandée, mais également à économiser les athlètes devant s’expliquer par la suite. Wouter Hoogkamer, le chercheur leader sur le marathon, c’était d’ailleurs récemment « amusé » à simuler quelle serait la meilleure stratégie de drafting pour un marathon légal mais avec pour seul objectif le chronomètre (Record sur marathon : jusqu’où pourra-t-on aller ? Et comment ?).
Avec les avantages connus du drafting en course à pied, des données morphologiques et physiologiques des athlètes de très haut niveau, les conclusions furent, qu’il faudrait 8 coureurs du niveau de Kipchoge se relayant tous les 42sec pour passer sous les 2h (1h59.55) en se basant sur son record d’avant étude (Londres, 2 :03.05). Réaliser un marathon « PlayStation » avec Kipchoge, Makau, Gebreselassie et Mutai au meilleur de leur carrière, organisés comme lors d’un contre la montre par équipes en ajustant la durée des relais en fonction des facultés de chacun, devrait permettre à Kipchoge de réaliser 2 :00.37. On se rapproche donc de ce qui a été mis en place par Nike.
Ceux-ci ont été encore plus loin. A Monza, l’armé de lièvres se plaçait en triangle devant Kipchoge, réduisant les résistances à l’air, cette fois-ci jusqu’à 70% !
Nike s’est par la suite alors tourné vers deux pontes de l’aéronautique et de l’aérodynamisme, Robby Ketchell de AvantCourse (USA)travaillant auprès de Siemens notamment, puis vers le professeur Bert Blocken des Universités de Louvain et Eindhoven, le leader actuel. On a notamment pu constater le travail avec l’équipe Jumbo- Visma vainqueur du contre la montre du dernier Tour de France de l’équipe vainqueur. Il s’est donc avéré que la stratégie avancée par Ketchell avec 5 à 7 meneurs d’allures en V inversé et surtout grande nouveauté, 2 à 3 athlètes placés derrière était confirmée en soufflerie chez Blocken, comme étant la meilleure stratégie, avec une réduction des résistances à l’air autour de 85% !
Selon Blocken, les lièvres doivent supporter une résistance à l’air plus élevée en raison de la résistance à l’écoulement de l’air, qui maintiendra l’athlète, en l’occurrence Kipchoge à l’abri du vent. En cyclisme, on utilise généralement un triangle en tête de peloton. C’est une bonne stratégie si vous voulez minimiser la résistance de l’air pour tous les membres du groupe. Cependant, pour cette tentative de passage sous les 2h, il ne s’agit que de minimiser la résistance à l’air pour Eliud Kipchoge, pas pour les lièvres qui se succéderont. Dans ce cas, le V inversé est supérieur ». Pour les coureurs placés derrière lui, nous vous invitons à lire l’article rédigé sur l’impact de motos suiveuses du Tour de France, tiré à nouveau du travail de Bert Blocken (Quel gain aérodynamique apportent les motos du Tour de France ?).
En plus de l’organisation des lièvres, les chercheurs ont également examiné la distance idéale entre ces derniers et le celle de Kipchoge. L’effet d’un cycliste à côté de l’athlète (qui lui fournissait notamment à manger et à boire ou différentes consignes) a également été testé en soufflerie, de même que l’effet de la voiture menant l’allure cible. Bref, encore une fois rien n’a été laissé au hasard sur les « à-côtés » et tous les moyens mis en œuvre ont été no-limit, cette fois-ci soutenue par Jim Radcliffe patron du leader mondial de la pétrochimie, homme le plus riche du Royaume-Unis, à la tête d’une fortune estimée en 2018 à 21,05 milliards de livres.
On sait que tous les coureurs ne tireront pas bénéfice aussi bien de cette stratégie qui vise à casser la résistance à l’écoulement de l’air. Mais diminuer son impact aura un effet clair sur la baisse de la demande énergétique à une intensité donnée et donc une possibilité supplémentaire d’augmenter légèrement l’allure pour se trouver sur la même intensité physiologique qu’en absence de lièvres.
Parcours
Le parcours ? La tentative s’est donc déroulée au Prater de Vienne, vaste étendue verte à proximité du Danube, plat…comme le Danube, avec une boucle en ligne droite de 4,3 kilomètres à reproduire pour réaliser la distance d’un marathon. Il n’est plus à prouver que le parcours idéal devra comporter le moins possible de dénivelé positif et/ou de relances serrées. Qui dans les deux cas auront le double effet de ralentir la vitesse de déplacement et d’augmenter le coût musculaire et énergétique. En courant exclusivement le long d’un fleuve, difficile de faire plus plat et cerise sur le gâteau, Ineos avait fait refaire le revêtement en le couvrant d’un bitume spécial, qui, l’argent ne comptant a été déposé après la tentative pour que les allées du Prater retrouvent leur aspect originel. Pour les relances, des ronds-points, soit la façon la moins prononcée de réaliser un changement de direction. Si vous avez suivi l’évènement, vous aurez d’ailleurs noté que les seuls kilomètres effectués en 2min52 l’étaient suite à un passage de rond-point. A ce propos, les calculs d’une équipe de chercheurs dirigée par le Dr Rodger Kram indiquent que les courbes et élévations coûtent à Kipchoge moins de 5 secondes sur l’ensemble du marathon, par rapport à un parcours parfaitement droit et plat. Des chercheurs se sont déjà intéressés à la question et avaient montré qu’un vent positif de 10 à 22 km/h aurait un effet positif sur la performance, à nouveau en abaissant le coût métabolique de déplacement. Certains se souviendront d’ailleurs peut-être qu’en 2011 à Boston, Geoffrey Mutai avait réalisé un officieux nouveau record du monde 2h03’02, non homologué en raison d’un dénivelé négatif trop important et un écart entre le départ et l’arrivée trop éloigné (42 km en ligne droite). L’IAAF autorise un écart entre le départ et l’arrivée sur 50% de la distance totale et un vent moyen positif de 22 km/h. A boston le vent avait soufflé à 33 km/h en moyenne.
Boston 2011, un Nike/Ineos avant l’heure…
Comme à Boston, fête populaire s’il en est pour ceux qui s’y sont déjà rendus, l’équipe d’Ineos a eu la bonne idée d’ouvrir le parcours au public, venu massivement et chaudement. Pas certain que Kipchoge ait eu besoin de cela, mais nous pouvons noter cette source supplémentaire de motivation et de renforcement mental face à l’effort physique. Dans tous les cas, cela eu au moins le mérite d’offrir une dimension plus humaine au défi chronométrique et de contraster avec l’image de la tentative de laboratoire sans âme qu’avait suscité le show Breaking2 de Nike à Monza.
L’environnement
Concernant l’environnement, réaliser la tentative dans un parc arboré aurait pu être une grossière erreur. Un exemple ? Pour ceux ayant participé marathon de Paris en 2017 (date à vérifier j’ai un doute) vous vous rappellerez sans doute de la difficulté ressentie à l’approche de la mi-course dans les Bois de Vincennes, puis dans le final au Bois de Boulogne. Lors de votre arrivée au petit matin, une ambiance humide et fraiche liée aux pluies précédentes. Puis, un soleil de plus en plus perçant, voir chaud pour un mois d’avril et même de plus en plus à au fur et à mesure que les vagues de coureurs et coureuses s’élançaient sur le parcours. Le problème sera lorsque chaleur et humidité s’additionneront.
Dans notre métier nous parlerons de stress thermique en prenant en compte de concert la chaleur et l’humidité. La principale conséquence de la chaleur sera d’augmenter et d’accélérer la montée de température interne. Or, il sera l’un des principaux facteurs limitants de la performance en endurance.
Qui dit sport d’endurance, dit donc sollicitation préférentielle du système aérobie. Or ce dernier présente trois limites.
Sa mise en route relativement longue, pour un marathon pas de problème, on n’est pas pressé.
Son débit maximal actionné à VMA, ce n’est pas le problème, on ne court pas un marathon à VMA.
Le troisième sera plus délicat : sa production de chaleur, qui dérivera suivant la durée et l’intensité de l’épreuve.
L’un des moyens naturels de la limiter sera tout simplement de transpirer. En transpirant on humidifie la surface de la peau, ce qui facilite l’abaissement de la température corporelle, ou plus exactement dans cet exemple ralentira sa montée. Elle aura donc un rôle de régulateur de la température interne. L’humidité aura ceci de négatif qu’elle rendra plus compliqué le rôle joué en temps normal par la transpiration. Il y aura alors la nécessité pour le cœur d’approvisionner en sang tant les muscles (pour courir) que la peau (pour tenter de se refroidir), donc d’augmenter son travail, que l’on pourra constater par l’augmentation concomitante de la fréquence cardiaque et de la ventilation, soit tout simplement de l’effort physiologique et énergétique demandée, souvent signe de baisse de la performance.
Une preuve de son impact négatif sur la performance ? Ne cherchez pas plus loin que les championnats du monde de Doha pour prouver l’influence de l’environnement sur les performances sur marathon. Seulement 58,8% des femmes ont terminé leur course, qui a débuté à 32,7 ° C et 73,3% d’humidité. Bien que les conditions aient été plus clémentes pour les hommes, la course a été remportée en 2 :10 :40 par l’Éthiopien Lelisa Desisa (son record personnel : 2 :04 :45). Au Prater, la course s’est terminée 1 :59.40 plus tard avec une température à 11 ° C, un scénario climatique idéal. Lors de la tentative initiale de Breaking2, une pluie abondante tombée tôt le matin avait augmenté de manière inattendue l’humidité au moment même de la tentative. Dans cette volonté de contrôle total, les organisateurs d’INEOS159 avaient défini une fenêtre d’une semaine pour décider du jour de la course, afin de s’adapter au mieux aux conditions météorologiques possiblement changeantes. Le climat a été un facteur important dans la décision de relever le défi à Vienne, parallèlement à la réduction du changement de fuseau horaire vis à vis d’Eldoret son camp d’entraînement, la réduction de l’altitude (Vienne est à seulement 165 m au-dessus du niveau de la mer) et une bonne qualité de l’air.
Suite de l’article la semaine prochaine !
6 réactions à cet article
GUILLODO
Nike a surtout engagé et payé, pendant des années , M. Salazar. Les athlètes de l’entraineur Alberto Salazar « étaient des animaux de laboratoires » (dixit, Travis Tygard ,directeur de l’agence antidopage américaine). Même si Salazar n’apparait pas dans le team, Nike connait et autorise le dopage dans son environnement. Pourquoi, alors, ne pas parler de préparation biologique (EPO, GH, etc.) qui « améliore » la performance humaine , autrement plus, que toutes vos analyses , certes justes et intéressantes. Ceci étant dit, Kipchoge est et reste un athlète fabuleux.
Etien
Merci pour cet article très détaillé. Sur le sujet des limites physiologiques, il faut lire les travaux de Véronique billat, directrice de recherche au CNRS, qui voit une limite globale à1h50 et celle d’Ellud kipchoge à 1h57. Sinon vu le nombre de chronos réalisés dernièrement par des athlètes portant les chaussures nike vaporfly, la question de leur apport est évidente du moins doit être sérieusement posée.
Lionnel
« Quatre ans plus tard il [Bikila] abaissait sa marque à 2 :12.11, chaussé de chaussures Ascis ».
La marque asics n’existait pas en 1964, elle est née en 1977 après la fusion d’Onitsuka et d’autres marques.
Et surtout, il existe des vidéos et des photos de ce célèbre marathon, on voit clairement Bikila chaussé de … Puma !
J’espère que le reste de l’article repose sur des données plus solides car j’apprécie beaucoup vos articles.
Jacques
Très bel article !
Je trouve cela triste que le capitalisme s’accapare même la performance sportive. Il n’y a plus le charme des athlètes charbonneurs qui gagnaient car ils se mettaient minables à l’entrainement. Maintenant pour réussir faut être financé par une multinationale, pour les autres c’est peine perdue. C’est une forme de dopage, entre un athlète qui est entouré d’une armée de chercheurs et d’ingénieurs qui calculent H24 tous les paramètres, et ceux qui s’entrainent de manière plus classique.
Yann
C’est pas parce qu’il est financé par une multinationale comme vous dites qu’il ne se met pas minable à l’entraînement… Faut pas dire n’importe quoi… Ces mecs en plus d’avoir un talent énorme ont des vies de moine et supportent des charges d’entraînement énormes. Si il est entouré par une armée de chercheurs comme vous dites c’est qu’il le mérite et qu’il a fait les sacrifices pour y arriver. Et tant mieux si le capitalisme peut mettre en valeur d’autres sports que le foot.
Rémy Thibault
no comment !!!!!??????…….