Pourquoi la « méthode norvégienne » n’est qu’une mode ?

Depuis quelques années Jakob Ingebrigsten est devenu la star du demi-fond mondial.
Ses résultats ont été accompagnés d’un concept d’entraînement « la méthode norvégienne ».
Pour différentes raisons elle est devenue un fantasme, une mode, mais dans les faits a-t-elle fait ses preuves et est-elle adaptée à tous les athlètes ?

Si vous lisez cet article vous êtes forcément à minima passionné d’athlétisme et certainement d’entraînement et de performance.

Alors vous saurez sans doute mon appétence pour discuter de ses sujets.

Loin de moi l’idée de prendre parti mais plutôt de se questionner et se nourrir les uns les autres.

Jakob

Pour replanter le contexte, nous sortons tout juste du nouveau doublé européen 1500-5000m de Jakob Ingebrigsten, que nous appellerons Jakob comme c’est désormais de coutume.

Nous en sommes à son troisième doublé, auquel nous pouvons évidemment également ajouter ses records comme celui mondial en salle et européen en plein air, son titre Olympique et ses deux titres mondiaux.

Jakob c’est une fratrie, 2 frères multiples finalistes internationaux, un père formateur, une série TV dédiée depuis de nombreuses années, une grande confiance en lui et en leur modèle démarré très jeune dans les pas de ses frères, une machine de com’ et surtout alors que l’on pouvait émettre quelques doutes à son arrivée jeune sur le circuit – par un manque de vitesse pure – des records en 3:27.14 sur 1500 m – 12:48.45 sur 5000 m et la capacité à gagner contre les Africains, ce que l’Europe attendait depuis trop longtemps.

Intouchable ?

Pourtant, malgré son record et son titre Olympique de 2021 sur 1500m et alors que le grand public le voit comme intouchable, une rock star, il reste sur des échecs marquants devant les athlètes écossais Jake Wightman et Josh Kerr aux mondiaux de 2022 et 2023 et plus récemment lors du record du monde du mile au meeting Prefontaine Classic.

Des échecs répétés qui ne peuvent plus être le fruit du hasard ou d’un mauvais jour.

Bien entendu, qui dit défaites, dit augmentation potentiels d’impacts mentaux sur les ressources physiques.

Malgré tout, leur méthode a tellement été montré en exemple, comme LA méthode, celle qui devait supplanter toutes les autres, que l’on se doit d’ajouter qu’elle a forcément, même infime, une part dans ces défaites.

D’ailleurs, j’ai moi-même été régulièrement été interrogé sur la supériorité des Norvégiens et de leur méthode en athlétisme et triathlon. Ce à quoi j’ai souvent répondu qu’il fallait essayer de la comprendre avant d’uniquement regarder un résultat brut, connaitre son contexte et surtout ne pas être aveugle.

Jusqu’à preuve du contraire les skieurs de fond et biathlètes norvégiens ont eu des périodes fastes mais ils pouvaient également rarement suivre Quentin Fillon-Maillet en 2023. Blumenfelt en triathlon ? Oui il a gagné le titre Olympique et Kona en 2021, mais qui sont les derniers champions du monde sur distance Olympique et Ironman ? Des français.

Je ne crois pas qu’ils se soient mis à reproduire cette méthode. Peut-être ont-ils pu avec leurs entraîneurs tenter de la comprendre pour voir ce qu’il y avait à y intégrer dans leurs schémas mais à ma connaissance ils n’ont pas de double seuils chaque mardi et jeudi.   

Et à notre connaissance les Ecossais sont d’une école assez classique où la « spé » est de rigueur aux beaux jours.

Nous rappellerons aussi à nos interlocuteurs que la Norvège n’est ni la France, ni l’Ecosse, ni le Kenya.

Cela commence dès notre plus jeune âge. Nous avions écrit il y a quelques années un article décrivant des systèmes scolaires et sportifs totalement différents. À formation différente, acquis différents.

Et puis plus simplement ne jamais oublier que vivre 6 mois de l’année dans la neige a un impact sur nos méthodes et croyances. Comme nous avons longtemps affirmé que les coureurs des hauts plateaux écrasaient le demi-fond car ils allaient à l’école en courant avec leurs manuels sous le bras.

Cela est très réducteur mais en même temps pas totalement faux lorsque l’on sait l’importance des acquis de nos jeunes années. Tout est intéressant, tout peut faire réfléchir mais tout n’est pas à prendre !

Toutefois, nous sommes trop curieux et lucides pour affirmer que tout est à jeter. Il est important d’être curieux, d’analyser et de prendre ce qui doit l’être en fonction de nos contextes personnels.

La méthode d’entraînement norvégienne face à celle du monde

Pour en revenir à l’essentiel arrêtons-nous donc sur ce récent mile. Car même si avec la guerre verbale ouverte entre Kerr et Jakob, additionné à sa défaite des derniers mondiaux il ne devait pas aborder cette course dans le même état d’esprit qu’habituellement, toujours est-t-il qu’il a à nouveau perdu et qu’ici deux modèles opposés d’entraînement s’affrontaient.

On peut se dire que Kerr mène 2-0 sur les courses qui comptent, mais aussi que leur niveau (avec des forces différentes) est extrêmement proche et c’est là qu’est la beauté de la performance.

Deux athlètes s’entraînant de façon diamétralement opposées ont un niveau quasi semblable. Pourtant il est fort à parier que Jakob répondrait peu à l’entraînement de Kerr et inversement. Ou pas. C’est là toute la beauté de l’entraînement : faire des choix en fonction de convictions et l’adapter à ses réponses. 

En clair, Jakob est donc le principal représentant de ce que l’on appelle désormais la « méthode d’entraînement norvégienne ».

Son crédo premier est de s’appuyer sur des intensités d’entraînement extrêmement contrôlées, en poussant juste assez fort pour viser une adaptation physiologique, tout en ayant pour objectif de contrôler le niveau fatigue qui pourrait limiter la qualité et les adaptations des futurs entraînements. La caractéristique la plus connue étant leur fameux « double seuil ».

Celui-ci étant construit avec des séances au seuil matin et après-midi les mardis et jeudis, comme par exemple 10×1000m avec une minute de récupération le matin et 30×400m avec trente secondes de récupération l’après-midi, avec des prises de sang régulières pour contrôler les niveaux de lactatémie sanguine dans l’objectif de maintenir l’intensité d’effort dans la zone physiologique définie en amont.

Une approche similaire a donc également permis aux Norvégiens de monter sur la plus haute marche du podium dans d’autres sports comme le triathlon et le ski de fond, et les athlètes d’autres pays ont commencé à l’imiter.

L’Américain Hobbs Kessler, récent médaillé mondial en salle déclarant par exemple que l’entraînement à la norvégienne est « la chose la plus importante et la plus sexy » du moment.

Il pourrait même s’agir de « la prochaine étape dans l’évolution de l’entraînement à la course de fond », comme l’a suggéré un groupe de scientifiques du sport dans un article de recherche publié l’année dernière.

Malheureusement, il est très difficile de réaliser des études contrôlées sur des philosophies d’entraînement, par opposition à des séances d’entraînement spécifiques.

Le meilleur test décisif, restant les affrontements sur la piste et force est de constater donc qu’elle fonctionne chez Jakob ou d’autres athlètes, mais n’est pas la panacée.

D’autre part les nouveautés « sexy » ne restent pas sexy et nouvelles pour toujours, et que comme toute mode le soufflet peut vite retomber. Le coup le plus notable restant cette victoire de Josh Kerr sur 1500 mètres aux Championnats du monde de l’été dernier.

Une défaite s’ajoutant donc à la précédente face à Jake Wightman, l’Ethiopien Samuel Tefera aux mondiaux en salle 2022 et donc à nouveau sur ce récent mile.

Cela commence à ressembler à une faille systémique dans l’approche de l’entraînement. Alors qu’Ingebrigtsen surveillait attentivement ses intervalles au seuil, Kerr et Wightman gardait une méthodologie assez classiquement polarisé et des « spé » old school aux beaux jours, tout comme Tefera avec une forte valence technique.

Comment la course a été gagnée

Il serait aussi stupide d’abandonner l’entraînement norvégien sur la base de quelques défaites individuelles que de le consacrer comme « prochaine étape » pour quelques victoires individuelles.

Mais si Jakob continue de perdre, cela va renforcer les doutes quant à savoir si son approche est aussi efficace pour les courses en grand championnat que pour les meetings (le mile de Préfontaine était classiquement emmené par un lièvre…mais pour une fois avec son concurrent direct dans la course).

Mais cela serait grossièrement réducteur de n’imputer ces victoires et défaites qu’à des méthodes d’entraînement. Jakob sortant par exemple d’une blessure au tendon d’Achille ayant perturbé son entraînement pendant plusieurs mois. Malgré tout, comme pour les triathlètes ou d’autres sportifs, peut se poser la question de la durabilité de l’approche norvégienne.

D’ailleurs on en oublierait presque que sur la même compétition, la Kényane Beatrice Chebet est devenue la première femme à passer sous la barre des 29 minutes (28:54.14). Les coureurs des hauts plateaux trustent les sommets depuis si longtemps et encore aujourd’hui dans l’ensemble.

Pendant des années les Occidentaux ont voulu percer leurs secrets. Il n’y en a pas. Beatrice Chebet s’entraîne globalement comme Paul Tergat ou Eluid Kipchoge, comme Kenenisa Bekele a toujours eu une base commune à Haile Gebreselassie.

La fascination actuelle pour la méthode d’entraînement norvégienne repose en partie sur l’idée qu’il existe en fait un secret – ici une formule quantifiable, qui serait exprimée en millimoles de lactate par litre de sang, permettant l’optimisation parfaite de votre entraînement, plutôt qu’une simple exhortation à travailler dur.

Mais c’est une vision réductrice de ce que recherchent Jakob et ses pairs nordiques. La philosophie sous-jacente de l’entraînement norvégien est qu’un entraînement plus dur n’est pas toujours le meilleur, car il faudra trop de temps pour s’en remettre et surtout éviter l’accumulation dans le temps de ces périodes de récupération.

Ce n’est pas vraiment une idée nouvelle, mais dans le grand manège des modes d’entraînement, il semblait revenir en force. Tous les athlètes de haut-niveau s’entraîne dur, tous ont une base foncière très importante, la différenciation se faisant sur les entraînements intensifs.

Cela semble avoir permis à Jakob et ses compatriotes d’avoir un profil et une arme très importante, mais également des faiblesses, comme en ont ses adversaires actuels ou illustres prédécesseurs.

Plus que de croire à la méthode miracle, il faudrait simplement croire dans les bases en les travaillant sans relâche et affiner les quelques séances d’intensité à ce qui nous semble être le plus pertinent pour nous ou nos athlètes.

Une anecdote assez intéressante sur ce sujet nous ramène au Mile of the Century original, le fameux mile de Roger Banister en moins de 4 minutes.

La légende a oublié que ce jour-là, John Landy son adversaire de toujours était également passé sous les 4 minutes. Bannister était l’amateur qui s’entraînait peu et qui courait pendant sa pause déjeuner ; Landy était un héros de l’entraînement avec « un appétit insatiable pour la course par intervalles », comme l’a écrit Bannister. « Le grand contraste entre nos méthodes d’entraînement n’a pas échappé à la presse ».

Bannister a remporté la course, mais c’est l’approche d’entraînement de Landy qui s’est avérée la plus influente sur les générations suivantes.

Alors que se profile la confrontation finale de Jakob avec ses rivaux à Paris, il convient de s’en souvenir : même s’il perd, et même si nous décidons que les analyseurs de lactate sont parfois inutilement compliqués ou utilisés à tort, nous avons peut-être encore quelque chose à apprendre de son entraînement contemporain.

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