Alors que Yasemin Can arrive, virevoltante dans la dernière ligne droite, pleine de fraîcheur pour glaner son 4e titre européen consécutif, un large rictus barre le visage de Liv Westphal, défiguré par la douleur. Ses guiboles, solides et affûtées comme jamais, la portent jusqu’à la ligne d’arrivée, 5e d’une course de très haut niveau. Les mains sur les genoux, sur le ventre. Epuisée. Elle a frayé avec le meilleur niveau européen, laissant derrière elle les Britanniques Jessica Judd et Charlotte Arter (31’35’’ sur 10 bornes) ou l’Allemande Elena Burkland. Juste devant elle ? L’Irlandaise Fionnula McCormack (4e à 17’’ de la Française), 18e des derniers Mondiaux ; la Suédoise Samrawit Mengsteab (3e à 29’’), la Norvégienne Karoline Bjerkeli Grovdal (2e à 55’’), en argent cette année et quatre fois 3e les éditions précédentes, et Yasemin Can (à 1’10’’), archi dominatrice.
Et dire que la sociétaire de l’As Saint-Junien avait contracté une otite il y a deux semaines le soir du sélectif à l’Acier, où elle avait fait montre d’une grande forme. « Puis j’ai eu des problèmes intestinaux à cause des antibiotiques. J’étais vraiment dans l’incertitude ces derniers jours. Finalement, ça a été. Je suis très heureuse. Cette 5e place, c’est comme un podium. Même sans tomber malade, je ne pense pas que j’aurais été capable de l’atteindre ».
Liv Westphal est dans une logique de progression. En 2018, au retour de sept années d’études aux Etats-Unis où elle avait validé trois diplômes universitaires, elle s’est questionnée. La championne d’Europe espoir du 5 000 mètres (2015, record de France espoir cette année en 15’28’’71, il s’agit toujours de son record personnel) a finalement décidé de se consacrer à 100% à l’athlétisme.
Confiance en soi
C’est un vrai pari quand on figure aux portes du tout meilleur niveau et qu’il faut vivre de l’athlétisme. La marque à la virgule l’aide, un peu, de même que son club, l’As Saint-Junien (elle y est revenue après un crochet à l’Entente Sarthe Athlétisme, qui n’a pas tenu les promesses financières annoncées). Elle a pensé venir s’entraîner à l’INSEP, à Paris. Mais comment payer son loyer ?
Un ami lui a parlé du groupe d’entraînement d’Antonio Montoya, à Valence en Espagne. Ses parents y ont une maison secondaire. « Les conditions de vie sont meilleures et à moindre coût, c’est aussi pour cela que j’y vis. C’est un groupe de garçons, qui ne vivent pas de l’athlé. Mais ils sont très investis. Cela me permet de garder, aussi, un peu de distance avec les groupes Elite ».
Voilà une grosse année que Liv Westphal s’entraîne à Valence. En mars dernier, elle avait pris la 22e place des championnats du Monde de cross. « Je ne croyais pas assez en moi. J’ai vu comme j’avais ma place devant ». Elle avait aussi remporté la médaille de bronze à la Coupe d’Europe du 10 000 m. Sa 5e place à Lisbonne montre à quel point elle a été consistante cette année.
« J’ai franchi un très gros cap, tant physiquement que mentalement. Je me suis demandé si ça valait la peine de m’investir autant. Je me suis demandé si j’avais le niveau. ». Elle a la réponse, désormais. « Je montre que je peux lutter avec les meilleurs en Europe. Je fais mon chemin par étapes. C’est une année en forme de tournant. Ça montre également aussi que l’on peut être dans les meilleures tout en étant propre ».
Elle a dit ça spontanément. C’est qu’elle a été particulièrement impactée par l’affaire Clémence Calvin en mars, puis le contrôle positif d’Ophélie Claude-Boxberger (en attente de l’analyse de l’échantillon B) il y a quelques semaines.
« Personne ne se balade avec une seringue dans la main »
Elle s’était envolée avec Calvin en stage au Kenya. Elle s’était liée d’amitié avec celle. N’avait-elle pas quêté quelques signes annonciateurs ? Elle ne se défile pas, yeux bleus clairs perçants et discours engagé. « J’ai reçu beaucoup de messages sur les réseaux sociaux en ce sens. Evidemment qu’il y a des suspicions. Mais c’est encore plus compliqué quand tu connais la personne. Tu te dis : 1) c’est impossible qu’une personne si gentille puisse agir de la sorte. 2) C’est une concurrente directe. Je me suis dit : « c’est moi qui me fait des idées car elle est meilleure que moi ». C’est très compliqué. Les gens qui ne vivent pas un contrôle positif d’une personne qu’il côtoie ne peuvent pas comprendre. Personne ne se balade avec une seringue dans la main, que je sache. Et je ne vais pas aller fouiller chez les autres athlètes. J’ai quand même foi en l’être humain. Je suis tombée de très haut ça m’a pompé du jus ».
Avec Ophélie Claude-Boxberger, elle avait posé (avec Marie Bouchard) en photo sur les réseaux sociaux avec une pancarte « I Run clean ». Forcément, le boomerang lui est revenu en pleine face…
« Elle avait pris l’initiative et m’avait fait tout un discours sur l’affaire Clémence Calvin. Une double morale que j’ai beaucoup de mal à accepter. Je me sens trahie. J’ai mes convictions. L’échantillon B n’a pas encore été analysé, mais je ne peux plus côtoyer quelqu’un qui se retrouve dans une affaire comme celle-là. Je suis très dure, mais il n’y a pas d’excuse possible ».
« Au Kenya, je suis pas la petite princesse »
Elle s’est préparée spécifiquement au Kenya, pour ces championnats d’Europe, pendant cinq semaines. Il est de notoriété publique que se doper là-bas est plutôt aisé… Pourquoi prendre le risque d’écorner son image ? « Font-Romeu, ce n’est pas mieux » rétorque t-elle. Et rester chez soi, à Valence ? « Le Kenya, c’est pour l’altitude et pour le mental. On déconnecte. Cela me fait énormément de bien, que ce soit mentalement ou physiquement. J’ai vraiment vécu à la Kényane : l’électricité sautait toutes les deux minutes, je ne raconte même pas la douche. Là-bas, je ne suis pas la petite princesse… » sourit-elle, serre-tête bleu sur les cheveux.
Au final sourd une question, devant le cirque qu’est devenu, malheureusement et de plus en plus souvent, le sport de très haut niveau : quand on en connaît les vicissitudes, pourquoi mettre sa vie professionnelle et les talents afférents entre parenthèse pour tout miser sur l’athlétisme ?
« Plusieurs milliers d’euros me sont dus. Mais je ne les aurais jamais. J’ai beaucoup souffert en avril (avec l’affaire Calvin). Je prends de la distance avec tout ça. Je me recentre sur moi-même, sur mes entraînements. Ça me donne la hargne : on peut faire du haut niveau en étant propre. Je veux le montrer, également pour les jeunes ».
La politique fédérale est ambigüe. On vilipende, officiellement, le dopage, mais à part les seul(e)s les potentiel(le)s médaillé(e)s olympiques, qui est dûment aidé ? Que fait-on avec les athlètes, talentueux, investis, et pour qui le chemin est plus scabreux ? Liv Westphal n’est plus dans les radars « Paris 2024 ». Elle n’a que 26 ans. Elle envisage de monter sur marathon. « Même si je n’en fais pas partie de « Paris 2024 », je me considère comme une jeune. J’espère qu’ils vont nous (elle inclut les juniors, médaillées de bronze par équipes) donner les moyens de percer et de nous de s’investir ».