A quoi sommes-nous relié.e.s en cette période de confinement ? A nos ordinateurs, à nos smartphones, à nos télévisions ? A nos quatre murs ; perdu.e.s, abasourdi.e.s peut-être pour celles et ceux qui vivent dans des appartements reclus ? Sommes-nous connecté.e.s à nous-mêmes et aux autres, ainsi qu’à l’environnement qui nous entoure ?
Le coronavirus nous amène à nous questionner sur notre condition. J’en fais –et j’essaie d’en faire- l’expérience, depuis quelques semaines.
Yoga et méditation ; travaux dans la maison qui sont propices à se recentrer sur soi ; footings tard le soir le long de la rivière Mersey, quand plus personne ne se balade et où l’écureuil et le vent qui fendille l’air sont mes seuls compagnons.
Les arcs en ciel dessinés par les enfants qui s’affichent sur les maisons des quidams –il suffit de lever les yeux plutôt que de regarder ses chaussures ou sa montre comme je l’ai trop souvent fait ; les « merci NHS » (le système de santé britannique), peints en bleu sur fond blanc qui fleurissent ici et là sur les devantures des maisons ; les deux rouges-gorges qui ne cessent de se poser sur la terre tout juste motobinée ; l’écureuil qui sprint sur un bout de barrière avant de s’élever dans les arbres ; l’oie qui cacarde et déchire le ciel pur, dénué depuis quelques semaines des sordides traces des avions.
Oui, nous avons des voisins
A quoi sommes-nous relié.e.s, en cette période de confinement ? A nos voisin.e.s, aussi. L’écran –un groupe whatsapp regroupant les habitant.e.s de la rue- a d’abord servi d’interface. « Je vais faire les courses. Quelqu’un a besoin de quelque chose ? » devient un véritable refrain. Si l’écran semble nécessaire, il ne paraît cependant pas suffisant.
Un dimanche, les voisins d’en face ont cuisiné des dizaines de samoussas. Une table postée devant la maison, trois plats, et les voisins qui défilent se servir.
Chacun se parle à deux mètres d’écart, distance sociale oblige ; c’est assez spécial. Dans le même temps, chacun place ses doigts, sans gants, sur la pince pour se servir les samoussas…
Le vent s’engouffre dans les conversations : il faut hausser la voix et tendre l’oreille. Et quand le voisin a l’accent très mancunien, les branches de la compréhension vacillent…
On découvre que le voisin qui habite au 10, à trois maisons sur la droite, donc, est plâtrier. Ça tombe bien, ça faisait des années que ma copine en cherchait un bon après des tentatives minables.
On découvre que le voisin du 5, deux maisons sur la gauche, est fan de cyclisme. Il y a deux ans, il était posté dans le Tourmalet avec sa femme, ses enfants et leur camping-car sur la même étape où je me trouvais dans l’Aubisque avec les potes. Le Tour de France, bien plus qu’une course cycliste.
On découvre l’histoire de la rue, qui se dévide au fil des anecdotes. Passé, présent, futur.
On découvre que Paul est un poil complotiste sur les bords – la 5G a créé le coronavirus ; jusque-là, il filait pourtant sur les bons rails, vilipendant la politique mortifère de Boris Johnson et des conservateurs qui ont saigné les services publics.
On écarquille les yeux, aussi, sur ces nouveaux comportements. Le petit de Josie s’est aventuré un peu trop loin avec sa draisienne. Elle le ramène. Soudain, sur le trottoir, elle se décale ostensiblement pour longer le mur et laisser un bon mètre entre elle et moi. « Ne le prenez pas personnellement » me sourit-elle. Chacun devra t-il s’accoutumer, désormais, à ce fugitif sentiment de se sentir pestiféré.e ?
Apéro improvisé
Le temps défile. Le vent chasse les quelques nuages pour laisser le soleil se coucher sur cette douce fin d’après-midi. Deux chaises longues, un bout de muret pour poser ses fesses, deux bouteilles de vin et quelques bières, quelque verres qui tintent : un apéro s’improvise, jusqu’au crépuscule. Josie est sympathique en fait, qui ouvre au passage avec son mari une quille française.
La semaine dernière, ma copine a également organisé une soirée pizza. Une bonne vingtaine de voisins y ont pris part. L’un d’entre eux a proposé un quizz, sur le modèle des bars. Un micro, les chaises étalées en rond avec un ou deux mètres d’écart ; un cri de bébé qui se fait entendre par-devers un moniteur placé au milieu de la route, et les vingt questions sur l’Angleterre et le quartier de Manchester où l’on vit qui s’enchaînent.
« Combien y a t-il de « streets » dans ce quartier ? » Question piège. 0, ce ne sont que des « road » ou des « cul-de-sac » (les Anglais nous volent aussi des mots). Les rires réchauffent les cœurs et les corps, saisis par le froid.
Là aussi, les mesures barrières ne sont pas (encore) tout à fait ancrées. Tom récompense Ron, qui a remporté le quizz – 14 bonnes réponses, nous autres variant entre 2 et 4…
Il s’avance vers lui, une bouteille à la main, sans gants. Ron lui fait un geste pour la déposer par terre, à un mètre de lui. Mais Paul, lunettes bleues rondes sur le visage, n’en a cure, et l’offre à la femme de Ron, en main propres…
Pratiques éphémères ?
Les mesures barrières, ça réclame une vigilance de tous les instants, comme un radar permanent qui doit tintiller au plus profond de nous. C’est un peu pareil quand on va au supermarché, ou au fish and chips. J’observais cela, l’autre jour arrêté au feu rouge. Une ribambelle de serveurs Deliveroo défilaient. Certains portaient des masques mais tous, à l’exception d’un seul qui se servait de la manche de sa veste, ouvrait la porte du fish and chips à main nues…A travers la vitre, une cliente s’échinait à prendre les pièces de monnaie avec un bout de gant.
Nouvelle réalité ; nouveau conditionnement.
Quant à notre cul de sac, un voisin chanteur a proposé un petit concert le week-end prochain.
Jamais la rue n’a été aussi vivante. Le sage philosophe et sociologue Edgar Morin s’interrogeait dans une interview passionnante parue dans Le Monde : « Les pratiques solidaires innombrables et dispersées d’avant épidémie s’en trouveront elles amplifiées ? Les déconfinés reprendront-ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? Ou bien y aura t-il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ? »