Comment avez-vous connu Tim Moriau?
Je l’ai rencontré en janvier 2019 au cross d’Edimbourg. Il était là pour accompagner Isaac (Kimeli). On avait bien sympathisé. Il a 31 ans, il est très sociable et passe bien avec les athlètes. On avait parlé un peu entraînement le reste de l’année.
Qu’est-ce qui vous a poussé à partir?
La saison 2019 a été ma première année professionnelle, même si j’étais en service civique (au SBAC, son club à Bressuire). J’ai appris à doubler, à être entouré au niveau médical (kiné, osthéo) et nutritionnel –ce n’était toutefois pas optimal.
Sauf que je me suis blessé. Ce fut une année de transition. Je me suis beaucoup entraîné seul. J’ai réfléchi pendant ma coupure de trois semaines, cet été. A Bressuire, j’avais le statut de professionnel mais je ne l’étais pas à 100%. Une carrière se joue sur des détails. Je n’étais même pas ces détails. J’ai eu Tim pendant une dizaine d’heures au téléphone, sur deux semaines, en août. Je ne voulais pas me tromper : j’avais quitté Abel pour Alain Lignnier (en 2016) et ça s’était très mal passé. Et c’est d’autant plus difficile de changer l’année des Jeux. On dit souvent qu’une méthode d’entraînement s’assimile au bout d’un an.
La décision a-t-elle été difficile à prendre ?
Oui. Et difficile à annoncer à Abel. Il ne tire jamais la couverture à lui et il a complètement compris. Il a échangé avec Tim et je l’ai régulièrement au téléphone. Abel était à Allonnes pour le cross de sélection, il était aussi à Lisbonne. Je ne veux pas avoir de regret. Je veux maximiser mon potentiel. Je n’ai eu aucun retour négatif des gens du club. Ce départ est « positif » et se situe dans continuité de mon projet.
« Mes partenaires ne vont pas me quitter si je fais une mauvaise saison »
Vous avez donc monté votre propre structure pour être en mesure de financer ce départ.
L’année dernière, j’avais monté un gros dossier de sponsoring. J’y avais perdu beaucoup d’énergie. Mais j’avais rencontré beaucoup d’entrepreneurs, les portes s’étaient ouvertes assez facilement. Je suis quasiment « safe » jusqu’en 2024. C’est notre métier, il faut rembourser les frais inhérents à la pratique et se dégager des revenus. Mes partenaires (MAIF, Prefa Bressuirais, Meubles Celio) m’accompagnent sur le long terme : ils ne vont pas me quitter si je fais une mauvaise saison. Nike m’aide aussi, tout comme la mairie de Bressuire et l’agglomération: je ne voulais pas quitter le SBAC, mon club de cœur, qui n’avait pas forcément les capacités de rembourser tous les déplacements.
Du coup, la question des revenus ne s’est pas posée en partant en Belgique. La structure coûte chère, entre 15 000 et 20 000 euros à l’année. L’an passé, j’ai dégagé un peu plus de 50 000 euros de revenus (sans les taxes). Je n’ai pas l’épée de Damoclès au-dessus de ma tête.
La Fédération vous aide t-elle ?
L’an dernier, je n’ai eu aucune aide personnelle de la Fédération. Oui, oui aucune ! Cette année, elles ont été gelées en attendant que la nouvelle structure (Florian Rousseau prend ses fonctions le 1er février) se mette en place. Je ne suis pas à la Ligue Pro. J’ai été vice-champion d’Europe de cross espoir (fin 2017), mais ça ne compte pas (pour bénéficier des aides personnalisées). Et j’ai eu la grippe l’été qui a suivi (2018) : j’avais donc loupé ma saison estivale.
Concernant la Fédé, j’aimerais que l’on ait des sessions pour nous aider à nous professionnaliser. Par exemple, je ne sais pas trop comment cela fonctionne pour les cotisations. On doit se débrouiller tout seul.
« L’entraînement est très scientifique »
Comment s’est déroulée votre adaptation ?
Très bien. Je savais où je mettais les pieds. Les membres du groupe sont très cool : ils sont adversaires entre eux, en Belgique, mais il n’y a pas d’orgueil ni de prétention. Louvain est une ville sympa pour les étudiants. Bon, je ne suis pas trop là pour ça (rires). Il m’a fallu un peu de temps pour m’adapter à la méthode d’entraînement. Les footings sont plus rapides. Je suis pro à 100%, je récupère mieux. On fait attention à tous les détails. Je n’avais presque rien fait et ça s’est très bien passé à Allonnes (7e). Ça ne s’est malheureusement pas matérialisé aux Europe (18e), où je n’étais pas dans un bon jour.
Comment se construit votre entraînement ?
On fait beaucoup de footings de 10/12 km, entre 14 et 16 à l’heure, rarement en dessous de 14. On fait beaucoup de tempo, entre 3’30’’ et 3’20’’, pas plus vite (comme 4 x 3 000 m à 3’25’’). J’ai fait quelques séances, comme 6 x 1 000 m en 2’55’’ et 3’ allure contrôlée en nature, ou des 2 000 m (allure 3’04’’).
Ce n’est jamais à fond. Je fais autour de 100 km en moyenne par semaine : c’est bien car c’est nouveau pour moi. J’ai fait 110 km au Portugal (début janvier) mais à 3’59’’ de moyenne (15 à l’heure).
C’est assez spécial comme méthode, presque perturbant, non ?
C’est pour cela que j’avais passé beaucoup de temps avec Tim au téléphone. Non, on ne fait aucune VMA, aucune ligne, pas de côtes ni de spé cross. Mais j’ai choisi de mettre toute ma confiance en lui.
A Allonnes, cela ne m’a pas empêché de finir à peine de 30’’ de Jimmy (Gressier ; 24 secondes exactement). C’est différent mais je suis parti pour ça.
J’ai fait une VMA courte mi-janvier au Portugal avec l’Equipe de France. 3x8x30-30’’, c’était des 200 mètres en fait. Et ça allait bien. Depuis septembre, j’avais fait deux fois des 400 mètres (de 68’’ à 66’’ en allure contrôlée ; de 68’’ à 64’’ la deuxième fois, allure toujours contrôlée), et une séance de 500 mètres. On fait quand même un rappel de qualité toutes les deux, trois semaines (8×200 m entre 28 et 30 secondes). On fait deux séances de muscu –pas des grosses-, et deux fois des exercices de stabilité, pour renforcer les zones faibles, et se préparer à faire de plus grosses muscu par la suite.
Objectifs : Jeux de Tokyo et championnats d’Europe à Paris
Quelle est la philosophie de Tim Moriau ?
S’entraîner intelligemment et être dans la précision. L’entraînement est très scientifique. J’ai fait des tests posturaux en arrivant, un scanner pour évaluer la densité osseuse, connaître les déséquilibres, etc… On sait que ma chaîne postérieure est faible (tendon, mollet, fessier). On y travaille avec le kiné, l’osthéo. J’avais été gêné tout l’été dernier par une douleur à l’ischio, au niveau de l’insertion (on ne sait pas exactement ce que c’était) et je n’avais pas pu m’exprimer à 100%. Aujourd’hui, j’ai plaisir à enchaîner les semaines à 100 km, sans avoir mal aux jambes.
Les tests lactates sont nombreux pour déterminer les allures d’entraînement. Tout est très précis. Tim est tout le temps dans la recherche. L’alcool est proscrit. iIl connaît nos heures de sommeil (les données sont récoltées grâce à une montre), il n’hésite pas à nous dire si on se couche trop tard, par exemple.
L’entraînement est basé sur l’aérobie, même pour les coureurs de 1 500 m. Beaucoup d’athlètes ont un déséquilibre anaérobie/aérobie. Les tests lactates permettent d’y remédier. On ne faisait pas énormément de qualité avec Abel –avec Tim, on en fait encore moins. Ma balance anaérobie/aérobie s’est rééquilibrée au bout de quatre mois. Et je ne me suis pas senti limité à Allonnes.
Du coup, les allures footings et tempo, c’est en groupe ou seul ?
Tout est très calibré. Je ne cours pratiquement jamais avec Isaac. Sur le tempo, certains doivent les faire en 3’30’’ au kilo, d’autres 3’25’’. On a fait 10 x 1 000 m en Afrique du Sud. Les deux premiers en 3’40’’, puis test lactate. J’ai fait les huit autres tout seul. Effectivement, on est rarement dans le dur. Désormais, à 4’ au kilo (15 à l’heure), j’ai l’impression d’aller chercher mon pain.
Oui, c’est un peu chiant, parfois. On le dit à Tim, en rigolant : « on peut se mettre des petites mines ?! »
Quels sont vos objectifs pour cette saison ?
On reste fixés sur les Jeux de Tokyo. L’idée est de passer par les rankings car je ne ferais pas 13’13’’50. Sinon, les championnats d’Europe (Paris, fin août), sont très importants car il y aura quelque chose à jouer. Cet hiver, je vais faire un peu d’indoor (un 3 000 m quand je rentre d’Afrique du Sud), puis les France sur le cross court, pour le club. Ensuite, on part en stage le 1er avril à Flagstaff aux Etats-Unis. Je démarrerai ma saison par un 5 000 m à Palo Alto.
Comment vous adaptez-vous à l’altitude ?
Abel est très humble : on ne savait pas gérer l’altitude donc on ne partait pas. Tim sait gérer, pour ne pas avoir de coup de mou. Cette saison, j’aurais fait quatre stages –avec Saint Moritz pour la préparation finale. Cela devrait m’aider à passer un petit palier- les bienfaits de l’altitude ont été scientifiquement prouvés. Les deux-trois premiers jours sont difficiles au niveau de la respiration. Ensuite, ça va. Par contre, cela fait des dégâts au niveau digestif (sourire).
Avec les Next%, « le chrono ne veut plus rien dire »
C’est LE débat du moment. Vous êtes sponsorisé par Nike mais vous refusez de mettre les Next% en compétition officielle (il les a mises sur une corrida en fin d’année). Racontez-nous votre première séance avec.
Par rapport aux 4%, qui sont déjà très bien, les Next% font gagner en stabilité. Elles rebondissent plus, la mousse est encore plus molle. Tu voles. La première fois que je les ai testées, à l’entraînement, j’étais hyper facile en récup, autour de 3’30’’. J’ai voulu mettre les Zoom Elite (« classiques », donc), qui sont quand même bien dynamiques, pour comparer. J’avais l’impression d’avoir des sabots aux pieds : j’étais incapable de descendre sous les 3’40’’ au kilo. Elles font courir plus vite des coureurs qui n’avaient, à la base, pas des qualités de pied. Tu es toujours placé, même quand tu es fatigué. Voilà pourquoi ceux qui partent plus vite que leur valeur sur un 10km n’explosent pas. La chaussure continue de les faire avancer.
Pourquoi vous ne souhaitez pas les enfiler?
Ces chaussures ont bouleversé la norme. Elles ont provoqué une rupture dans les performances. Le nombre de personnes en moins de 29’ et moins de 30’ sur 10km a explosé. Des coureurs qui n’ont pas progressé gagnent 40’’ sur 10 km. L’entraînement et la discipline que tu y mets te permettent de faire de progresser. Là, le chrono ne veut plus rien dire. (Florian) Carvalho a fait 28’20’’ à fond (28’06’’, en 2018, en fait). Des mecs moins bons que lui vont y arriver. Les gens qui se vantent de leurs records (sur les réseaux) en disant que la chaussure n’y est pour rien, c’est détestable. Ça me fait mal et c’est se mentir à soi-même. Tu fais du sport pour toi, pour évaluer tes propres progrès. Nike a réussi son coup. Les ingénieurs ont vraiment bossé sur la recherche : ils ont trois ans d’avance sur toutes les autres marques.
Vous utilisez les chambres hypoxiques (qui permettent de simuler l’altitude –l’oxygène y est raréfié) à Louvain. N’est-ce pas une démarche similaire à celle de porter des chaussures qui font courir plus vite ?
On peut se poser la question. Ma démarche, c’est de maximiser mes propres capacités pour aller chercher 100% de mon potentiel. Ces chaussures permettent d’aller plus loin que les 100% de son potentiel. Quand tu pars en altitude, ou que tu utilises les chambres hypoxiques à Louvain –qui reviennent moins chers que d’aller en altitude-, tu joues sur des pourcentages de gains infimes. Là, la rupture est énorme. Les chronos des années 80, 90, 2000, voulaient dire quelque chose. Les chronos de la fin des années 2010 et début des années 2020 ne veulent plus rien dire.
(1) Entre autres figurent dans le groupe
Isaac Kimeli, 13’13’’02 sur 5 000 m. Finaliste mondial à Doha sur 5 000 m et demi-finaliste sur 1 500 m.
Robin Hendrix, 13’19’’50 24 ans
Thomas de Bock, 2h14’45’’ sur marathon
Simon Debognies, 7’51’’26’’ sur 3 000 m