Soudain, le silence, trompé par quelques respirations bruyamment ahanées. « Départ dans une minute ! » Expirer profondément pour mieux libérer, expulser la tension qui embourbe et tétanise les muscles…et le cerveau.
En apnée, ou presque. 400 visages tendus vers l’horizon et le bout de la ligne droite, 300 à 400 mètres plus loin. 400 visages tendus vers leurs pieds. « Derrière la ligne ! » s’époumone le juge arbitre.
Les mains agrippées aux boxes pour mieux se propulser, pour ceux qui ont l’heur de s’être qualifiés par équipes. « 30 secondes ! » Pour les autres, regroupés au milieu et sur les extérieurs de la ligne de départ, les coudes font office de boxes. Les France de cross, ce n’est pas qu’une histoire de jambes : le placement y est primordial.
15 secondes. C’est une histoire de souffle, aussi. Tantôt dans le rouge, tantôt dans l’orange foncé, tantôt dans le rouge écarlate. C’est une gestion permanente, pendant plus d’une demi-heure de course.
10 secondes. Les murmures se sont estompés. Au loin, la bande-son chante le décompte. Quand ce n’est pas le haka néo-zélandais, c’est le tic-tac suffocant d’une montre qui fait grimper la tension (Laval en 2008, de mémoire). Enedis ferait bien d’y mesurer le taux d’électricité, un jour…
Sur la ligne, en revanche, c’est le silence total, seulement battu par le cœur qui tambourine dans la poitrine. Pas un seul mètre de couru, mais les pulsations se sont déjà emballées.
5 secondes. Les sens en alerte, comme un prédateur guette sa proie. Les yeux qui cherchent le starter pour ne pas partir trois dixièmes en contretemps. L’ouïe aux aguets, pour la même raison.
Coup de feu.
C’est ça, un France de cross. Cette adrénaline, cette excitation, cette tension qui sourdent dans chaque vaisseau sanguin la semaine précédente lorsque le compte à rebours s’est enclenché, forées en sillons aux extrémités de chaque muscle, sang chaud qui paralyse, sang froid qui galvanise jusqu’au départ libérateur ; un fatras de sentiments que près de 4 000 athlètes, abasourdis, ne goûteront pas cette année.
« Pas d’impact », vraiment ?
« Ce report (il fallait lire, l’annulation, comment reporter un tel évènement dans le calendrier ?) n’a pas d’impact tant sportif qu’organisationnel » a argué Roxana Maracineanu mardi 3 mars, cinq jours avant le rendez-vous.
Que dire à ces centaines de coureurs qui s’escriment à braver le mauvais temps, à s’entraîner quand l’aube claire n’a pas encore pointé ou quand la nuit noire a refermé la parenthèse d’une journée grise, pour quérir une qualification accrochée au forceps et, un jour, vivre, in vivo, cette atmosphère incomparable que n’égale aucune épreuve dans l’Hexagone ? Que dire à ces jeunes qui salivaient de vivre un week-end avec leurs copains et copines de club et qui rêvaient de monter sur le podium par équipes ?
Que dire à ces 528 bénévoles sur le terrain qui s’échinaient depuis des jours à planter des piquets et chérir un terrain qui avait reçu des hallebardes depuis des semaines ?
Que dire à la ville de Montauban qui va perdre 200 000 euros, selon sa maire Brigitte Barèges, et aux hôteliers qui avaient renforcé leurs équipes pour le week-end ?
Que dire à ses clubs qui ont perdu, pour certains d’entre eux, jusqu’à 3 000 euros car ils avaient réservé des billets non-remboursables, par souci d’économie ?
Ligue des champions et promotion d’Honneur
Ce qui se lit, en filigrane des propos de Roxana Maracineanu, est éminemment politique. C’est le décalage entre les élites déconnectées des aspirations des citoyens qu’ils représentent –ou sont censés représenter.
Ce qui est dramatique, c’est que la ministre des sports n’a, visiblement, pas pris conscience de la teneur de ses propos. Ses mois passés dans les couloirs des ministères lui auraient-elle fait oublier son passé d’athlète de sportive de haut niveau, elle qui fut championne du Monde du 200 m dos en natation en 1998 ?
Ce qui compte, aujourd’hui, c’est de brasser des millions et de jouer la Ligue des Champions. Les France de cross, pour les fonctionnaires de haut niveau des ministères ? Un vulgaire match de promotion d’honneur.
La clé qui visse les vieilles pointes de 15 mm dénichées au fin fond d’un placard ; la douleur qui cisaille les muscles ; les grimaces crottées à l’arrivée ; les parents et les copains qui s’époumonent sur le bord du parcours, cœur trépidant, parapluie en travers et vieilles bottes trouées aux pieds ; la barquette de frites fumante –et sa dose de ketchup- qui réconforte les âmes ; les yeux de l’entraîneur(e) embués quand son athlète lève les bras, victorieux ; le bénévole qui passe sa journée à guider les voitures sur un parking sans âme (et à se faire insulter, parfois, par des autochtones, ou des athlètes mécontents) sans voir un seul athlète en short ; l’écho de la voix grésillante de Philippe Chaput qui galope aux quatre coins du parcours ; les jeunes cadettes qui explosent d’une folle joie à l’annonce de la médaille de bronze glanées par équipes ; le filet d’eau glacée qui lave les pointes et les jambes fangeuses ; le gamin de 7 ans qui se couche, le soir, et se rêve en prochain Hassan Chahdi, le dossard tacheté de bouche sèche du triple champion de France de cross signé et caché sous l’oreiller ; ça ne rapporte pas un rond, ou presque.
Ce n’est pas un chiffre d’affaire, ce n’est pas l’affaire de chiffres. Ça ne s’achète pas, mais ça se vit.
« Ce n’est pas vraiment un coup sur la tête, car on remarque que l’État nous accompagne de moins en moins » a expliqué dans Ouest-France le président Bertrand Gabillaud, de l’ABV Les Herbiers, en Vendée https://www.ouest-france.fr/sport/running/cross-country/cross-country-pour-nous-l-annulation-des-championnats-de-france-c-est-un-coup-et-ca-un-cout-6766263. « Nous, on se bat pour faire vivre des clubs, progresser des jeunes, leur donner l’envie de se battre, de se construire. C’est un coup supplémentaire sur la tête. Ce n’est pas qu’en athlétisme. Aujourd’hui, le sport n’intéresse plus les instances gouvernementales. Il n’y a plus de budgets. On se bat tous les jours ».
Le sport qui ne rapporte pas des millions, le sport qui ne se voit pas à la télé, mais le sport qui fait battre les veines de milliers de passionnés par-delà l’Hexagone. Alors que la planète est en émoi, le sport est un virus qui peut apparaître pour certains frivole et dispensable, mais le virus du sport, le virus de ce sport-là, ancré dans le quotidien, est ce qui fait le sel même de nos existences.
La Juventus et ses 3 000 supporteurs sont autorisés à venir, sans restrictions aucunes, à Lyon pour le huitième de finale de Ligue des Champions.
Le Parc des Princes est bondé le samedi après-midi même où le semi-marathon de Paris est annulé.
Les 30 000 fans stéphanois qui ont envahi la pelouse jeudi 5 mars pour célébrer la qualification des Verts en finale de la coupe de France ne se sont-ils pas postillonnés dessus en criant leur bonheur ?
L’incohérence de la décision l’a disputé au « mépris », comme l’a résumé Bertrand Gabillaud. « Si on fait de la précaution, on la fait pour tout le monde. On aurait compris si toutes les manifestations avaient le même traitement. Dans notre cas, on n’est pas en intérieur, on n’est pas dans le cadre des 5 000 personnes… On a l’impression d’avoir été sacrifiés. C’est une vraie blessure » a-t-il tonné.
Surtout, la maire de Montauban Brigitte Barèges et le président du Comité départemental d’athlétisme de Tarn-et-Garonne Denis Arcuzet ont assuré avoir prévu des mesures qui allaient au-delà des préconisations ministérielles.
La course cycliste Paris-Nice (organisée par ASO) a ainsi été maintenue, moyennant de larges adaptations.
Comme un deuil à faire
Denis Arcuset, dans La Dépèche du midi : « J’estime qu’un certain nombre de personnes à responsabilité ont fait du n’importe quoi, ou du zèle. Sauf qu’elles se sont pris les pieds dans le tapis et qu’elles ne veulent pas assurer leurs responsabilités. Je ne sais toujours pas qui a pris la décision ».
On ne sait pas très bien, aussi, quelle rôle a joué la Fédération, mais elle n’a visiblement pas cherché à défendre coûte que coûte ses coureurs, ses bénévoles et ses juges…
Son long silence a d’ailleurs interpellé -un après-midi à pondre un communique de presse pour officialiser l’annulation, annoncée en conférence de presse le matin même par la ministre des sports !
Au final, sur quoi reporter ses objectifs ? D’abord, faire le deuil de l’évènement qui s’envole comme l’oiseau migrateur. Chercher à remplir le vide, qui a saisi les entrailles. Six jours de repos, pour digérer l’uppercut. Dimanche 8 mars, une dizaine de fois, j’ai regardé la pendule, le corps à Bordeaux mais l’esprit à Montauban. « Tiens, j’aurais dû manger, 4 heures avant la course ». « Tiens, on serait partis à l’échauffement ». A 15h30, le temps s’est figé, quelques secondes. L’esprit a divagué. 400 visages tendus vers l’horizon et le bout de la ligne droite, 300 à 400 mètres plus loin. 400 visages tendus vers leurs pieds. « Derrière la ligne ! ».
Ces éphémères images, de Laval à Plouay en passant par Vittel, ont virevolté, foudroyantes, mélange de tristesse et d’amertume.
Elles surgissent, parfois, au cœur d’un entraînement, quand il faut chercher un surcroît de motivation, sous la pluie, le vent et le froid.
Lundi 9 mars, lors du footing de reprise, je me suis soustrais au plan pour suivre mes jambes, fraîches et papillonnantes, dans la campagne. Grisant. Comme un baume pour cautériser l’apathie.
Mais, je le pressens, cet d’état d’esprit ne perdurera pas face à l’incertitude qui pèse sur le reste de la saison (un peu de piste et l’Unogwaja challenge, dans mon cas, alors que le marathon de Palestine auquel je devais prendre part a lui aussi été annulé).
Ce qui est sûr, c’est que Montauban ne s’est pas ajouté au kaléidoscope des images fugitives qui racontent, au plus profond de chacun d’entre nous, notre histoire aux France de cross.
Les précédentes sont un peu floues, désormais…
3 réactions à cet article
Dubouchet
Passionné depuis ma tendre enfance par cette discipline unique et spectaculaire q’est le cross-country , je partage votre analyse ainsi que cette décision injuste d’annuler les championnats de France de cross.
Brigitte Bellanger
D accord avec vous je ne comprends pas la différence faite entre les sports cross ski etc et le Foot il n y a que le profit qui compte ASSEZ…….. Une seule position serait nécessaire messieurs mesdames les ministres et personnels des ministères redescendez sur terre
Charles
Je pense personnellement que bien que dure c’est bel et bien la meilleur décision qui fut prise. Oui, l’impact sera important pour la ville, les sponsors, ainsi que les coureurs, mais ridicule comparé au risque sanitaire. Il est vrai que ce sont des moins de travail et de préparation qui s’envolent. Mais des vies sont en jeu, et la question, in fine, ne se pose pas vraiment.