Lepape-info : Dominique, quels enseignements tirez-vous de ce superbe titre européen pour Yann ?
Dominique Kraemer : Les plans se sont déroulés plus ou moins comme prévu, le but était de ne pas prendre la tête de course aussi tôt, il avait une médaille à jouer pas forcément celle en or, il fallait rester dans le groupe de devant sans forcément comme l’a fait Bastien Augusto de prendre les commandes. La veille on était inquiet à cause de la boue vu que Yann a une foulée assez puissante, je ne savais pas comment il allait réagir. J’avais peur de cela tout comme lui, finalement tout s’est très bien passé. Il avait des jambes de feu comme il a dit, il a fait la course parfaite, il a attaqué quand il fallait. Au 4e tour, il est encore avec l’Anglais (Hugo Milner) mais il place quelques petites accélérations car il avait remarqué que cela revenait derrière, après il est parti tout seul. C’était le bon moment pour devenir champion d’Europe de cross en l’absence du Norvégien Jakob Ingebrigtsen.
Lepape-info : Après les Mondiaux sur piste à Budapest en août dernier, comment s’est passée la reprise avec Yann ?
D.K : Yann a coupé complètement pendant 3 semaines, disons quasiment car il a couru un 5 km à Sarreguemines le 24 septembre et qu’il a gagné en 14’28. On a repris avec 15 jours de footing pour monter en kilométrage et un peu de PPG (Préparation Physique Générale), il a juste fait le 20 km de Paris en mode tranquille (23e en 1h01’54) après 10 jours de reprise.
Dominique Kraemer : « C’est moi qui voulais tester… J’ai écouté les gens qui avaient l’expérience de l’altitude, des références, je voulais qu’on y aille, Yann était hésitant. »
Lepape-info : Une reprise avant une montée en puissance progressive
D.K : On a augmenté le kilométrage par rapport aux autres années, du temps où il était encore en études de médecine on ne pouvait pas effectuer plus de 80 km par semaine, 90 km grand maximum. Quand il est passé en rythme bi-quotidien comme c’est le cas maintenant, il a commencé à 110-120 km par semaine jusqu’au stage en altitude de Font-Romeu où nous sommes partis le 16 octobre.
Lepape-info : Comment est venue l’idée du stage en altitude ?
D.K : C’est moi qui voulais tester, il avait prévu cela depuis les mondiaux de Budapest, je lui avais dit qu’on irait à Font-Romeu après sa coupure et une dizaine de jours de reprise avec des footings. J’ai écouté les gens qui avaient l’expérience de l’altitude, des références, je voulais qu’on y aille, Yann était hésitant. Quelques jours avant il ne voulait plus y aller il avait peur de se retrouver seul là-bas puis en apprenant qu’il y avait un groupe de marathoniens dont Mehdi Frère, il a décidé d’y aller, il voulait retrouver une certaine ambiance. Tout a été rapidement et bien mis en place pour son suivi scientifique (mesure sommeil la nuit, contrôle urinaire le matin etc…).
Lepape-info : Ce stage de 20 jours en altitude était une grande première
D.K : La première semaine on y est allé progressivement avec d’abord de la marche mais ce fut très difficile, il ne dormait pas. Dès qu’il change de lieu ou qu’il n’est pas dans un endroit qu’il connait, il a du mal à dormir mais là c’était accentué, il s’endormait facilement mais il se réveillait 15 fois par nuit. C’était très problématique au point qu’au bout de 8 jours je me suis demandé s’il ne fallait pas mieux rentrer. Au bout d’une semaine on a fait une petite séance VMA avec Félix Bour, Mehdi Frère, Yohan Durand qui préparaient le marathon de Valence, la météo a changé, le temps sec a laissé la place à un temps plus nuageux et humide, Yann respirait mieux la nuit et dormait mieux. Le médecin du CNEA de Font-Romeu nous a confirmé que la météo avait un rapport direct.
Lepape-info : Mis à part la première semaine difficile, tout s’est bien passé
D.K : On a fait beaucoup de kilométrage, chose que l’on a pas l’habitude de faire. Généralement on dit toujours qu’en altitude il ne faut pas courir trop intensément au début, comme c’était une première on a pas couru trop vite par contre on a mis l’accent sur le kilométrage ou les séances très courtes rapides avec des 200, des 300 mètres mais pas au-delà pour que Yann s’habitue à l’altitude. Ensuite on a augmenté les distances en courant au seuil également, des 5 000, 4 000 m mais pas sur des allures habituelles en plaine. Là il courait à 3′ au kilomètre alors qu’en plaine c’est plutôt 2’50 voire 2’45 au km. Ce que l’on a géré avec Grégory Doucende qui travaille au service de recherche et de performance, c’est le travail au cardio. Pour les séances rapides, de seuil dès que Yann était à 180 pulsations il levait le pied, il n’allait pas au-delà. Pareil pour les footings tranquilles, c’était 140 pulsations maximum pas plus. On a couru au cardio et pas aux allures habituelles on a cherché à respecter ce qu’il nous disait.
Dominique Kraemer : « Pour le nombre de kilomètres par semaine à l’entraînement je pense qu’il faut toujours garder un volume de fraîcheur, si Yann n’a pas eu beaucoup de blessures dans sa carrière c’est peut-être aussi du à cela. »
Lepape-info : Yann est ressorti de ce stage dans quel état ?
D.K : Très très fatigué, il a très bien dormi (rires), on avait bien augmenté le kilométrage pendant le stage. La première semaine on était à 110 km sur 5 jours ensuite on est passé à 170 km puis enfin à 180 la dernière semaine. C’était une première la sasion passée lors d’un stage à Monte Gordo (Portugal) on était arrivé à 150 mais chez nous c’est plutôt 130 km par semaine grand maximum. De retour de stage on a levé le pied on est redescendu à 110 km dans la semaine pour qu’il récupère avant de voir la suite. On a fait un test à J+3, la séance ne s’est pas bien passé, il n’était pas dans le coup. Par contre le 5e ou 6e jour après son retour, il a fait une séance un peu plus rapide que sa VMA avec des 500, 400, 300 m il était hyper bien, il avait des jambes de feu. La semaine d’après il y a eu des hauts et des bas. Le retour à la normale est arrivé au bout de 2 semaines. On y allait en tâtonnant, c’était au feeling.
Lepape-info : Ce kilométrage tranche avec les préparations des marathoniens à plus de 200 km par semaine voire même jusqu’à 300 comme l’a expliqué Kelvin Kiptum après son record du monde !
D.K : Ces chiffres comme 300 km me paraissent effarants, certains comme Mehdi Frère qui annonçait de gros kilométrage a calmé le jeu, en stage à Font-Romeu il était sur des semaines à 210-220 km, il m’a explique ce qu’il faisait, qu’il courait qu’avec que des chaussures carbone et qu’il était moins blessé. Nous en revanche avec Yann, on court en carbone quand il faut ou pour une séance vraiment spécifique ou pour récupérer d’une grosse séance mais sinon on garde les chaussures normales pour ne pas être dépendant des modèles carbone. Je me demande si ces nouvelles chaussures ne font pas perdre une efficacité du pied, est-ce que les muscles travaillent autant ? Pour le nombre de kilomètres par semaine à l’entraînement je pense qu’il faut toujours garder un volume de fraîcheur, si Yann n’a pas eu beaucoup de blessures dans sa carrière c’est peut-être aussi du à cela. Sur des séances de qualité on va peut-être plus vite que d’autres, sur les séances de 500-400-300 on le fait sur 8 km avec pour les 500 une récup de 55 secondes, pour les 400 une récup de 45 secondes et 35 pour les 300. Il va assez vite 45-46 » au 300 m, 1’02 au 400 m, 1’18-1’19 au 500 m. On cherche à mettre un certain rythme sur les séances de qualité.
Lepape-info : Après le stage, Yann devait se qualifier pour les Championnats d’Europe de cross
D.K : Il y avait le cross d’Allonnes (Sarthe), j’avais des garanties de la Fédération qu’on ne soit pas obligé de passer par le cross de sélection. Yann termine 2e à Allonnes et premier Français montrant ainsi qu’il était en forme et qu’il avait sa place aux championnats d’Europe. Ce cross était un test après le stage en altitude pour voir comment il allait réagir, il a eu de très très bonnes jambes, il lui a manqué un peu de mental pour battre l’Ougandais Samuel Kibet, ce n’était pas un championnat il n’y avait pas de médaille à gagner, il n’a pas cherché à se mettre vraiment dans le rouge.
Dominique Kraemer : « Il va falloir savoir enchainer au mieux les 2 évènements avec la récupération. Le problème sera le mental parce que je ne sais pas comment cela va se passer. L’objectif sera d’aller chercher une médaille aux championnats d’Europe à Rome, avec les Jeux à suivre ce sera un peu l’inconnu. »
Lepape-info : Ce résultat vous a conforté dans l’idée que ce stage était une bonne idée
D.K : Tout à fait, par exemple lors de l’échauffement à Allonnes il avait des sensations aux jambes qu’il n’avait jamais eu auparavant. Je ne sais pas si le stage en altitude a déclenché quelque chose mais il a apporté un gros plus à Yann. C’est pour cela qu’on voulait tenter l’expérience et je vais voir comment on peut faire pour de nouveau inclure un stage comme celui-là l’année prochaine.
Lepape-info : Comment allez-vous préparer la saison à venir avec les championnats d’Europe sur piste à Rome en juin et les Jeux olympiques ?
D.K : On ne va pas changer grand chose au fonctionnement que l’on avait cette année, il va falloir savoir enchainer au mieux les 2 évènements avec la récupération. Le problème sera le mental parce que je ne sais pas comment cela va se passer. L’objectif sera d’aller chercher une médaille aux championnats d’Europe à Rome, avec les Jeux à suivre ce sera un peu l’inconnu. Au niveau de la préparation on va retourner en stage à Monte Gordo en janvier, Yann partira dès le 31 décembre un peu avant les autres car il devra quitter le stage plus tôt pour courir le 10 km de Valence (Espagne) le 14 janvier et tenter d’améliorer son record. Ensuite on mettra plus de rythme dans la préparation en vue de préparer sa participation au 3 000 m en salle de Metz, le 3 février, son seul meeting de l’hiver pour l’instant de prévu. Un autre stage est normalement prévu en avril à Potchefstroom en Afrique du Sud pendant 3-4 semaines, on verra comment son corps réagit à une altitude d’environ 1 400 m. Le fait qu’il ait déjà fait les minima pour les Jeux va beaucoup nous aider, on peut faire les courses que l’on veut.
Lepape-info : Vous êtes l’entraîneur de Yann depuis toujours
D.K : Depuis qu’il est benjamin, cela fait 15-16 ans. Quand je l’ai rencontré il avait une endurance extraordinaire par contre il n’était pas rapide. Chez les minimes il avait un record sur 1 000 m en 2’55, rien fou pour cette catégorie, il était encore très petit. C’est en cadet qu’il a vraiment commencé à grandir, en benjamin il était à 1-2 entrainements par semaine, en minime 3 séances et en cadets 4 entraînements. En première année chez les cadets il a du mal à se qualifier pour les championnats de France, par contre aux France il termine 3e du 3 000 m, là je me suis dit qu’il y avait quelque chose. D’année en année il a toujours progressé on a toujours essayé d’ajouter quelque chose chaque saison pour qu’il y’ait une progression. Sa courbe de progression est linéaire jusqu’à maintenant, tous les ans il franchit un cap quelque part. Pour l’avenir immédiat on va s’intéresser aux prises de lactates, j’aimerai bien aussi qu’il progresse en PPG, musculation, il n’aime pas trop il en fait de temps en temps et pas assez régulièrement à mon gout.
Lepape-info : Yann est un athlète facile à entraîner ?
D.K : Oui tout à fait il est à l’écoute et il se connaît très bien. Quand il me dit je suis fatigué, je sais qu’il faut arrêter, je cherche pas à comprendre, on sait qu’il y a une fatigue qui est présente et je sais qu’il ne va pas me mentir. Il a besoin de repos. Sur certains moments où il était fatigué avec ses cours de médecine, je lui donnais même plus les chronos, je lui disais de courir en étant vraiment à son écoute.
Lepape-info : Vous avez hâte de vivre cette année 2024 au combien importante ?
D.K : Oui mais avec beaucoup de stress quand même, dans la préparation on va y aller étape par étape comme ce que l’on a fait jusqu’à maintenant en essayant de se préserver des blessures pour s’entraîner normalement. Mais oui bien sur, il y a de très belles échéances et de beaux challenges à relever.
1 réaction à cet article
Thomas leuck
inteview au top, merci !