On avait prédit une course de muerte. « Un vrai chantier » avait dit Florian Sénéchal vendredi en conférence de presse. Le chantier débuta dimanche, de très bon matin. Après les hallebardes tombées pendant la nuit, les organisateurs furent contraints de raccourcir le parcours de 24 kilomètres – certaines portions étaient impraticables, toutes entières saturées d’eau.
Départ retardé de vingt minutes donc pour 261,8 kilomètres de course (272,3 km avec le fictif) et deux bosses en moins sur les premiers 150 km en ligne. Moins dur ? Deux tours d’un circuit ont été ajoutés aux neuf initialement prévus (14 km pour chaque tour), ce qui n’a fait qu’accentuer la crispation des coureurs, balayés par une pluie incessante pendant plus de six heures, et qui ne pouvait s’autoriser la moindre saute de concentration sur ce tourniquet sinueux et abrupt.
A la hâte, les équipes durent réécrire leurs tactiques. « C’était une bonne décision. Gilbert m’a dit que le circuit annulé au départ était vraiment dangereux, avec de toutes petites routes » rapportait Sénéchal.
Les Français durcissent la course
Un premier coup se lance dans les premiers kilomètres. Pas l’échappée publicitaire habituelle. Onze coureurs, et du lourd : Nairo Quintana, Richard Carapaz, vainqueur sortant du Giro, Primoz Roglig, vainqueur sortant de la Vuelta. Derrière, les Pays-Bas, les Australiens et les Français, avec Julien Bernard, maintiennent le peloton à distance respectable (maximum 4 minutes).
Et puis le rythme s’accélère. Les Français durcissent la course peu avant l’entrée sur le circuit final et rentrent sur l’échappée.
125 km. Premier coup de théâtre. Philippe Gilbert, annoncé très en forme, chute, de manière anodine, en pleine droite. Son coéquipier Remco Evenepoel, l’attend. Devant, les Bleus roulent fort dans le sillage d’un épatant Rémi Cavagna. Gilbert ne reviendra pas, et ses larmes diront son immense dépit. Evenepoel ne reviendra pas, non plus. On aurait bien vu à l’œuvre le prodige de 19 ans, plus jeune vainqueur d’une course World Tour (la Classica San Sebastian en août) et vice-champion du Monde du contre-la-montre jeudi dernier. Son juvénile visage affiche la profonde frustration de ceux qui ne peuvent s’exprimer.
Van der Poel, dynamiteur dynamité
Quant à la tactique tricolore, elle vise à « éliminer des coureurs pour éviter d’arriver trop nombreux » expliqua le sélectionneur Thomas Voeckler. Ça fait rideau, en effet, tour après tour. Quintana, Roglic ; Valverde, le tenant du titre, à 90 km. A 67 km, l’Américain Lawson Craddock secoue le peloton, suivi du Suisse Stefan Küng, qui porte les couleurs de la Groupama-FDJ le reste de l’année.
Vingt bornes plus tard, dans la bosse du circuit (1,1 km à 5,8% avec un passage à 10%), c’est au tour de Mads Pedersen de se dresser sur les pédales. Les Danois avaient prévu de créer du mouvement lors des trois bosses qui ponctuaient les premiers 180 km en ligne. Mais parcours raccourci oblige, la tactique a été revue. Pedersen est donc chargé de « préparer le terrain » pour son leader Jakob Fuglsang. Il rejoint la tête de course avec l’Italien Gianni Moscon.
Puis la course s’emballe franchement. A 33 km de l’arrivée, Mathieu Van der Poel, 24 ans et l’un des grands favoris, place une violente accélération. Julian Alaphilippe, très bien placé, est aux avant-postes. Il veut y aller, mais ses jambes lui disent non. « J’ai craqué à la pédale » avouera t-il, honnête.
Seul l’Italien Matteo Trentin est en mesure de suivre le Néerlandais. Le duo rejoint le trio de tête. Derrière, le peloton est « épaillé » selon l’expression de Voeckler. « Quand il ne reste sur un Mondial que 25 coureurs (pour jouer la gagne) à 30 bornes de la fin, alors qu’il n’y a pas une côte qui fait plus de 1 km de long… » dira t-il.
Deux tours de l’arrivée (24 km). Les cinq devant s’envoient. L’écart grandit vite. Derrière, on joue battu. Alaphilippe, en queue de groupe, grimace. Tony Gallopin : « Julian nous a dit dans les deux derniers tours : « les mecs, ne roulez pas, essayez de faire ce que vous pouvez ». Mais on ne pouvait plus, on avait beaucoup donné aussi et il y avait beaucoup de fatigue », confiera le coureur d’Ag2r La Mondial, grelotant.
Voeckler l’avait admis, la France « n’a pas de plan B ». Les Danois en ont un, en revanche. Pedersen à l’avant, Fuglsang à l’arrière. Mais Fuglsang n’a pas suivre la contre-attaque de Van der Poel. Pedersen prend donc sa chance. A la cloche (14 km), Moscon, Küng, Trentin, Pedersen et Van der Poel comptent 48 secondes d’avance sur le peloton mené par le seul Yves Lampaert, pour la Belgique. Il est bouilli, lui aussi. Qui ne l’est pas, à vrai dire ? En zone mixte, Christophe Laporte, qui vient d’abandonner, passe en fantôme. Livide, tremblant.
Cosnefroy, dans un état second
Van der Poel, visage serein et coup de pédale aérien, va s’imposer. C’est écrit. Mais ce Mondial est marqué du sceau de l’épique. Une borne plus loin, le vainqueur de l’Amstel Gold Race se range sur la droite, avant de terminer, abruti de fatigue, tel un cyclo lambda.
Küng, rouleur patenté, court avec son « cœur », comme il le dira joliment, et se déchire les poumons dans la dernière bosse, grimpé au rupteur, bouche grande ouverte. Marc Madiot doit être fou, devant son poste en Mayenne. Moscon lâche prise. Pedersen lâche deux mètres. Mais la corde ne casse pas. « Il était juste question de survivre, survivre, survivre et d’espérer le meilleur pour le sprint » expliquera t-il.
Trentin la joue à l’Italienne. Il escamote des relais et roule en dedans. Le champion d’Europe 2018 a une énorme pancarte. Il lance le sprint, mais Pedersen a plus de force, encore.
« C’est incroyable. Je ne m’attendais pas à ça ce matin (dimanche). Ce titre va changer beaucoup de choses. Je ne serais plus l’outsider, désormais » souriait le 2e du Tour des Flandres en 2018, dans l’église où avait lieu la conférence de presse. Il est à l’image de cette génération qui se « professionnalise depuis les juniors ». Les juniors, justement. En 2013, Pedersen avait fini deuxième, derrière un certain Van der Poel…
A ses côtés, Trentin livrait froidement, dépité : « Je suis tombé sur un gars plus fort que moi. Je n’aurais pas pu faire autre chose pour gagner ».
« Battu par plus fort »
Pendant que Pedersen devise avec les journalistes, les Bleus débriefent dans leur bus. Gallopin a fini premier Français, 23e, cinq places devant Alaphilippe, qui a explosé dans le dernier tour (28e).
« On avait mis un plan en place et les gars l’ont respecté à la lettre. On n’a pas de regrets à avoir » lance Voeckler, au pied du bus de l’équipe de France. « J’ai rarement eu une telle journée de souffrance. On va se souvenir de cette course. On a été battus par plus fort » explique Alaphilippe, le visage déformé par une journée de galère et acclamé par une poignée de fans. « Je ne suis pas triste. Je suis très content d’avoir terminé » poursuit le coureur de 27 ans, qui a signé son plus mauvais résultat sur le rendez-vous (abandon en 2015, 10e en 2017 et 8e l’an dernier).
« La pluie était son ennemi numéro 1 » posait calmement Franck Alaphilippe, cousin et entraîneur. « Elle l’avait frigorifié à Liège-Bastogne-Liège et il parlait de la météo depuis trois semaines ». Si la course avait eu lieu la veille, (très) rare jour de beau temps dans le Yorkshire…Si, si…
Après sa nécessaire coupure post Tour de France, Alaphilippe, étincelant cette saison, était pas apparu moins saignant à Québec et Montréal, deux courses clés de préparation. « La semaine dernière, il était très bien, en progression » assurait Franck. « Il récupérait bien après des entraînements difficiles. Il devrait montrer sa condition physique au Tour de Lombardie (12 octobre) ».
Derrière lui, Benoît Cosnefroy, arrivé 42e dans le même temps qu’un Van der Poel livide et démoli, s’engouffrait dans le bus, claudiquant, recru et incapable de redescendre pour raconter une course dont ses entrailles se souviendront longtemps…De longues heures après, il glissera : « Je me suis accroché pour terminer la course, j’étais à deux doigts de tomber du vélo. J’étais en hypothermie, en hypoglycémie. Je suis rentré au bus à pied, dans un état second. J’avais de très bonnes sensations, je pouvais même espérer un beau final. J’ai fait une fringale à deux tours de l’arrivée. . Je ne m’y attendais vraiment pas, Je ne pensais pas finir dans un tel état. J’ai mis une heure à me réchauffer, je tremblais, j’étais sur-habillé et je n’arrivais à me réchauffer ».
46 classés sur 197 partants… « Un chantier », avait prédit Florian Sénéchal, qui a « aimé et pris du plaisir » avant de devoir abandonner, lorsque la tenaille du froid lui a serré le ventre au point de se vomir dessus…
Chez les femmes, implacable van Vleuten
Dans une grosse bosse, Annemiek van Vleuten prend les commandes de la course, et place une franche accélération. Dans sa roue ? Personne. Il reste alors 106 kilomètres. Personne ne le reverra plus. Au final, après un contre la montre de 106 kilomètres (sur un total de 149), elle s’impose avec deux minutes d’avance sur sa première poursuivante, et cinq sur la sixième ! Diabolique.
« Ce n’était pas prévu. Je voulais juste monter vite la bosse. Je pensais que c’était bien pour l’équipe. J’ai vu ensuite que j’avais fait un trou et mon entraîneur m’a dit de continuer. C’était un plan fou. Tout était un peu fou. Je suis un peu folle ».
Ses résultats cette année le sont aussi : à 37 ans, van Vleuten s’est adjugée la bagatelle de 17 succès, notamment au Giro, à Liège-Bastogne-Liège et aux Strade Bianche. « Je m’entraîne beaucoup et je pense que cela m’a aidé aujourd’hui (samedi) ».
Sa coéquipières Anna van der Breggen, la championne du Monde sortante, après avoir joué les garde-chiourmes en contenant les différences attaques derrière, accélérera dans le final pour prendre la deuxième place, alors que l’Australienne Amanda Spratt complétera le podium.
Les top 5 :
Hommes :
- Mads Pedersen (Danemark), 6h27’28 »
- Matteo Trentin (Italie), à 0″
- Stefan Kung (Suisse), à 0’02 »
- Gianni Moscon (Italie), à 0’17 »
- Peter Sagan (Slovaquie), à 43’’.
Femmes :
- Annemiek Van Vleuten (Pays-Bas), 4h06’05 »
- Anna Van Der Breggen (Pays-Bas), à 2’15 »
- Amanda Spratt (Australie), à 2’28’’
- Chloe Dygert (Etats-Unis), à 3’24 »
- Elisa Longo Borghini (Italie) à 4’45 »