Record du monde du semi-marathon pour l'Ougandais Jakob Kiplimo en 56'42

Un record du monde irréel

De 57’30 à 56’42 en une seule course. Ce gain de 42 secondes représente un gain de 1,39 % ce qui représente l’équivalent d’un passage du record de Bolt de 9 sec 58 au 100 m à 9 sec 48 ou sur 1500 m de 3’26.0 à 3’23.14. Délirant ! Et pourtant l’Ougandais Jacob Kiplimo l’a fait.

Pouvait on s’attendre à ce que ce record tombe ?

La réponse est oui au vu de l’évolution et de la densité des performances depuis 2019. Zernesay Tadese la référence du semi marathon dans les années 20 n’est plus que 14e au classement au bilan tous temps avec ses 58’21 établis en 2010 et Samuel Kamau Wanjiru avec ses 58’33 pointe en 16e position.

Il est évident que la technologie des nouvelles chaussures a largement contribué à l’amélioration des performances et que le semi, distance très abordable pour les coureurs de 5 000 m et 10 000 m très rapides allait encore tomber, tout comme probablement celui du 10 km dont les jours sont comptés.

Pouvait-on s’attendre à ce qu’il tombe dans ces proportions ?

La réponse est non. Le record du semi était légèrement en retrait des autres records sur route mais ce gain de 1,39 % est énorme (quand Kiptum efface Kipchoge le gain est de 0,41 %). C’est la manière et ses temps de passage surtout qui ont secoué les observateurs.

Premier 5 km : 13’38 (idem que Kejelcha) mais c’est après que cela devient dingue.  

Deuxième 5 km en 13’12 puis un troisième 5 km en 13’01. Complètement insensé.

Kiplimo a donc couru le 10 km du 5ème au 15ème kilomètre en 26’13 ! Vous lisez bien 26’13 alors que le record du monde du 10 km est de 26’33 (logiquement le record de Rhonex Kipruto en 26’24 aura dû être effacé mais il figure toujours dans les bilans de World Athletics ???).

L’addition des portions de 5 km du 5ème au 20ème kilomètre donne l’effarant chrono de 40’42 !!!

Là, on a du mal à comprendre !

Pouvait-on penser que c’est J. Kiplimo qui pourrait le battre ?

La réponse est non et oui car Jacob Kiplimo faisait évidemment partie des nombreux coureurs kenyans ou éthiopiens susceptibles de pouvoir le battre mais personne ne pouvait prédire que c’est lui qui le ferait et surtout dans ces proportions.

Qui est Jacob Kiplimo ?

C’est incontestablement un coureur de niveau mondial depuis quelques années : champion du monde du semi marathon 2020 et ancien recordman du monde de la discipline en 2021 en 57’31 avant que Yomif Kejelcha le lui ravisse l’an dernier pour seulement une seconde. Un coureur doué, déjà champion du monde junior de cross.

Palmarès :

  • 2 fois Champion du monde de cross
  • Champion du monde de semi-marathon en 2020
  • 3ème aux JO sur 10 000 m en 2021
  • 3ème aux championnats du monde sur 10 000 m en 2022

Ses meilleures performances :

3 000 m : 7’29.55 en 2024

5 000 m : 12’40.96

10 000 m : 26’33.93 (2021)

10 km : 26’48 (2024)

15 km : avant Barcelone 40’42 (2024)

Semi marathon : avant Barcelone 58’09 (2024)

Sa progression – évolution sur semi marathon :

2020 : 57’37

2021 : 57’31

2022 : 57’56

2023 : 1h01’31

2024 : 58’08

Excellent sur 10 000 m et semi-marathon il est pourtant à distance de son compatriote Joshua Cheptegei (champion olympique du 5 000 m à Tokyo, du 10 000 m à Paris et 2ème sur 10 000 m à Tokyo, triple champion du monde sur 10 000 m en 2019, 2022, 2023 et 2ème en 2017) recordman du monde du 5000 m (12’35.36 et 10 000 m 26’11) et lui aussi bon en cross, champion du monde en 2019 mais peut être moins performant sur du plus long.

Oui il y avait d’autres candidats peut être plus en capacité de le battre.

Jacob Kiplimo a donc mis 1’26 à son propre record. Si cet ordre de grandeur est négligeable en valeur absolue ce gain prend une autre dimension quand on regarde le chrono de référence au départ !

Comment est-ce possible à ce niveau ?

Ma réponse est je ne sais pas.

Le déroulement de la course nous donne néanmoins une piste. Pas de lièvre (d’ailleurs qui pourrait courir sur ces bases) … Mais une voiture !!!

N’étant pas sur place je ne peux que faire le constat à partir des images vidéo sur lesquelles il apparaît très clairement qu’il se trouve sur plusieurs kilomètres à proximité c’est-à-dire à peine quelques mètres de la voiture de chronométrage qui ouvre la course.

De mémoire je n’avais jamais vu ça, même lors des tentatives de Kipchoge lors de ses tentatives pour descendre sous les 2 heures.

L’effet drafting (aspiration) bien connu des triathlètes et cyclistes a l’air d’être particulièrement efficace quand il se mettait à l’abri derrière le véhicule. Le gain ne manquera pas d’être estimé par les scientifiques. Il peut se chiffrer à quelques dizaines de secondes probablement.

À ce sujet voici l’avis d’Anaël Aubry, l‘un de nos experts LEPAPE, spécialiste scientifique du sport et entraîneur d’athlètes olympiques :

En 2017 et 2018 avant l’explosion des chronos sur marathon, une équipe de chercheurs autour de Hoogkamer s’était penché sur différents facteurs pouvant influencer la performance notamment pour le projet Sub-2h de Nike.

Il montrait à l’époque qu’une diminution de 36% des résistances à l’air est suffisante à ces vitesses afin de connaitre une économie de 2ml de consommation d’oxygène, qui pouvait théoriquement suffir pour un passage sous les 2h d’un coureur valant 2h03. 

Une réduction maximale de la résistance à l’air de 93% (maximum possible avec des lièvres et un leader très bien formé) nous projettait vers un second semi du marathon en un temps record en 57’22 pour ces anciens recordmans de légende (Kipchoge, Kimetto, Bekele, Kipsang)….à une époque où le record sur un semi sec était encore de 58’23… 

A l’issue du sub-2h de Kipchoge, l’ingénieur en génie mécanique Massimo Marro de l’École Centrale de Lyon a voulu savoir exactement combien de temps une formation optimale des meneurs de course permettrait de gagner en réalité. Il a placé tous les paramètres de Vienne dans un tunnel aérodynamique et a procédé à diverses mesures avec des coureurs fictifs en mouvement

Les principaux résultats: l’agencement de Vienne aurait divisé la résistance à l’air d’Eliud Kipchoge quasiment par deux, ce qui a résulté selon l’étude en un gain de temps de trois minutes et 33 secondes.

Evidemment ces résultats sont critiquables car on aurait à l’époque pu ajouter les nouvelles chaussures, le ravitaillement sur-mesure qui était globalement une première, les vêtements…et déjà une …une grande voiture avec une énorme galerie les précédant. Cela démontre que la performance est multifactorielle et que les gains ne s’additionnent pas.

Cette voiture qu’on a retrouvé à Barcelone si souvent proche de Kiplimo .

N’importe quel coureur cycliste de haut-niveau sait que les résistances à l’air sont fortement plus réduites à l’arrière d’une voiture que derrière un congénère en raison notamment de la surface plus importante qu’elle représente. 

Les gains de vitesse sont évidemment différents en cyclisme de par la grande vitesse de déplacement et l’engin utilisé. Mais on peut noter pour exemple qu’une moto qui précède un cycliste de 2,5 m diminue la trainée de 48% et augmente sa vitesse de 23%. Globalement plus le véhicule est massif et proche, plus ces pourcentages augmentent.

A la vue des images de Barcelone, bien que visiblement le nouveau recordman ne se trouve pas toujours à la même distance de la voiture, il est certain que cette « organisation »  a eu un impact très important sur la majoration de la vitesse de déplacement de l’athlète. 

En l’état il nous semble difficile à ce stade d’évaluer le gain obtenu par ce stratagème et de comparer ce record avec d’autres réalisés dans des conditions plus classiques (lièvres, adversaires et voiture organisatrice bien plus en amont de la tête de course). 

Que dit le règlement ?

A ma grande surprise, rien absolument sinon dans l’article 14.3 tome C -C1.6 « le véhicule de tête précédant les coureurs de tête doit être présent pour diriger les coureurs le long du parcours… Le véhicule de tête et tout autre véhicule sur le parcours ne doivent pas bloquer la vision de l’athlète le long de la ligne de course la plus courte ».

Incroyable mais vrai !

Ils ont osé reproduire le protocole utilisé par Eliud Kipchoge qui était clairement anticipé, pas de lièvres, pas d’adversaires, lui tout seul derrière la voiture.

Mais quid des officiels ? Aucune intervention : le laisser faire.

L’article 14.4 dit : « le juge arbitre a le pouvoir d’émettre des avertissements en cas de violation des règles et, en cas de problème grave, de disqualifier les athlètes ». Le juge arbitre a donc délibérément fermé les yeux sur une pratique, certes non interdite par le règlement mais contraire au premier principe d’une compétition : l’équité.

Quand on voit la rigueur des juge -arbitres français sur les grandes courses ou de certains officiels qui menacent de disqualifier des athlètes parce qu’une personne court quelques mètres à ses côtés on ne peut que s’interroger sur la rigueur espagnole.

À mon humble avis, ce record ne peut pas et devrait pas être homologué par World Athletics sous peine de perdre sa crédibilité.

Car cette surenchère entre organisateurs pour avoir des records sur leur parcours génère des dérives contraires à l’éthique des compétitions.

World Athletics doit légiférer mais en a-t-elle envie quand on voit sa stratégie de créer du spectacle et l’impérieuse nécessité d’être attractif sur le plan médiatique ?

World Athletics a besoin de records pour exister c’est pour cette raison qu’elle a accepté les chaussures carbones, la wavelightline.

Elle espère modifier les règlements pour les sauts horizontaux en mesurant le saut à partir de l’impulsion dans une zone pour le triple saut et la longueur.

Il est vrai que les records de J. Edwards datent de 1995 (30 ans) et celui de M. Powell de 1991 (34 ans) il faut donc trouver des subterfuges.

La philosophie de l’athlétisme s’étant depuis des décennies construite sur les records plutôt que le résultat est en bout de souffle alors que les limites de la performance humaine ne sont pas loin d’être atteinte. Il leur faut donc inventer autre chose sous peine de disparaître.

Il y a donc peu de chances que World Athletics n’homologue pas ce record.

Une fois cette performance digérée, une interrogation surgit.

Est-ce que Jacob Kiplimo va être celui qui va battre le mur des 2 heures au marathon ?

Jacob Kiplimo serait annoncé au départ du marathon de Londres fin avril. Et déjà les spéculations vont bon train et la presse s’agite.

Peut-il le faire ?

Au regard de sa performance sur semi, incontestablement oui mais les choses ne s’annoncent pas aussi simples.

Prenons les 15 meilleurs marathoniens tous temps et regardons leurs temps sur semi

Kiptum : 2h00’35 / 58’42

Kipchoge : 2h01’09 /59’22

Bekele : 2h01’41/ 1h00’22 

Lemma : 2h01’48 / 1h01’09

Sawe : 2h02’05 / 58’05

Kipruto :  2h02’16 / 1h00’16 

Geleta : 2h02’38 / pas de perf

Korir : 2h02’44 / 58’50

Legese : 2h02’48 / 58’59

Geremew :2h02’55 / 59’11

Kiplagat : 2h02’55 /1h01’55

Kimetto :  2h02’57 / 59’14

Chebet : 2h03′ / 1h02’31

Geay : 2h03 / 59’18

Cherono ; 2h03’04 /1h00’46

On constate que pour des chronos allant de 2h00’35 à 2h03’04 nous avons des chronos sur semi de 58’05 à 1h02’31 et pour un coureur pas de chrono du tout.

La moyenne des 15 meilleurs est à 2h02.20 (écart type 45,8) sur marathon pour un chrono moyen de 60’03 (écart type 1’15) sur semi.

On constate qu’il n’y a aucune corrélation entre le meilleur temps sur marathon et la meilleure performance sur semi.

Parallèlement prenons les 15 meilleurs sur semi et qu’on regarde leurs chronos sur marathon :

Kiplimo : 56’42 / pas de perf.

Kejelcha : 57’30 / pas de perf

Kandie : 57’32 / 2h04’48

Gebrhiwett : 57’42 / pas de perf.

Barega : 57’50 / pas de perf.

Munyao : 57’59 / 2h03’11

Kamworor : 58’01 / 2h04’23

Sawe : 58’05 / 2h02’05

Kipchumba : 58’07/ 2h06’49

Lasoi : 58’10 / pas de perf

Kiplimo P. : 58’11 / 2h04’56

Mateiko : 58’17 / 2h04’26

Tadese : 58’23 / 2h08’46

Kimutai : 58’28 / 2h07’13

Wanjiru : 58’33 / 2h05’10

La moyenne des 15 meilleurs est à 57’56 (écart type 28,2 sec.) sur semi-marathon pour un chrono moyen de 2 h05’06 (écart type1’59) sur marathon.

On constate qu’il n’y a aucune corrélation entre le meilleur temps sur semi-marathon et la meilleure performance sur marathon.

À partir de ces chiffres on peut dire qu’il n’y a pas réversibilité automatique entre performance sur semi et marathon.  

Il semble clair qu’être très bon sur semi-marathon ne soit pas une garantie pour être très bon sur marathon.

Les performances sur 10 000 m des meilleurs semi-marathoniens (Moyenne 27’04 avec 2 coureurs avec des chronos anecdotiques de 28’15 et 28’37) montrent qu’il y a une relation entre performance sur 10 000 m et semi-marathon la relation n’existe plus entre semi et marathon ce qui montre que ces sont des disciplines différentes sur le plan physiologique, énergétique, bio mécaniques et mentales.

Si on peut dire que chaque coureur de 10 000 m et même 5 000 m est capable d’être bon sur semi, le marathon est « autre chose « qui fait appel à des capacités spécifiques qui ne sont pas nécessairement disponibles ni entraînables.

Pour en revenir à Jacob Kiplimo, le passage sur marathon risque de ne pas être un long fleuve tranquille. La transition est souvent longue (Tergat, Gebrselassie, Bekele, Kipchoge) et semée d’embûches (Farah)

À Londres il ne sera pas seul avec Tola le champion olympique de marathon, le vainqueur 2024, A. Mutiso, Mengesha, Abdi Nageye, Kiplagat et S. Sawe (qui a un profil similaire au sien avec des chronos 58’05 au semi et 2h02’05 le meilleur des 15 premiers sur semi), bref des gens d’expérience qui maîtrisent cette épreuve et qui savent que le marathon n’est pas un contre la montre. 

Avoir des coureurs sur son porte bagage est plus compliqué que courir protégé par une voiture.

L’expérience malheureuse de son compatriote Joshua Cheptegei, le roi du 10 000 m, lors du marathon de Valence en 2024 (fin très difficile en 2h08’56) doit bien être présente dans sa mémoire.