Les championnats du monde restent une course à part dans le monde du cyclisme. Pas tant que les autres courses ne soient pas intéressantes mais celle-ci possède un caractère exceptionnel. Une seule fois par an, les meilleurs coureurs du monde ne sont pas salariés de leurs sponsors mais choisis par leur sélectionneur national. Par ailleurs, les Mondiaux ont lieu sur un circuit unique dans une ville désignée pour une seule édition (certains circuits pourront donc revenir mais éloignés dans le temps : Sallanches en 1964 et 1980, Vérone en 1999 et 2004, etc.). Donc, chaque titre en jeu favorise des qualités spécifiques différentes : grimpeur, sprinter, puncher, etc. Par ailleurs, les oreillettes étant interdites, les coureurs doivent se gérer seul avec en tête le briefing d’avant course et leur ressenti tout en appliquant une stratégie avec des partenaires d’un jour, adversaires le reste de la saison.
Cette édition 2018 se déroulait donc dans la ville d’Innsbruck (Autriche) située en vallée alpine.
Près de 260 km de course
85 km avec au km 57, le Gnadenwald (2.6 km à 10.5% de moyenne). Puis viendront 8 tours de circuit de 23.9 km avec chaque fois la côte de Igls à escalader.
7.9 km progressifs de 3 à 8% de moyenne au km jusqu’au 6ème et une fin plus roulante autour de 5%. Ici 5.7% de pente moyenne, 10% au plus fort.
Enfin une arrivée sur le circuit final avec la descente post-Igls raccourcie pour tomber sur la dernière ascension annoncée comme terrible, le mur de Gramart « l’Enfer d’Hôttinger » avec un passage autour de 28% de pente négative. Ici la côte est beaucoup moins longue (2.8 km) mais à 7% dès son entame pour s’écraser après 2km sur le « chantier » et une fin à nouveau plus roulante, l’endroit souvent le plus difficile de l’avis des professionnels car l’endroit où il faut être en capacité de relancer. Un D+ global supérieur à 4 500 m alors qu’il aura fallu attendre 70km pour commencer à jouer des vitesses.
Comme souvent sur ce type de course une échappée prenait rapidement les devants, les favoris laissant partir. Pourtant, il est clair que malgré cet important écart on n’amusait pas la galerie dans le peloton.
Tout d’abord parce que les grosses nations (Italie, France, Espagne et quelques passages des Britanniques, Belges ou Hollandais) ont cherché à contrôler la course. Ensuite, car malgré un important dénivelé, la descente était très rapide et le passage entre les bosses finalement assez nerveux puisque les coureurs voulaient garder leur place à l’approche d’une nouvelle ascension et également ne pas s’exposer à des incidents de course comme a pu le vivre le Slovène Primož Roglič, l’un des favoris de l’épreuve. Bien entendu les coureurs appuyaient moins sur les pédales dans la descente et sur le plat, mais avec très peu de relâchement, tout pouvait se jouer sur une erreur de placement, d’appréciation, d’inattention. Les vainqueurs ont donc été en prise pendant 6 heures 56 minutes et 41 secondes.
Course par élimination
Il est donc logique de constater que l’épreuve se soit transformée en une course à élimination. Passerons par la fenêtre : Sagan (triple champion du monde en titre), les frères Yates (dont Simon le récent vainqueur du Tour d’Espagne), Dan Martin (plusieurs étapes du Tour, un Liège-Bastogne-Liège et un Tour de Romandie), Vincenzo Nibali (4 grands Tours, 2 Lombardie, un Milan-San Remo), Wout Poels (un Liège-Bastogne-Liège), Steven Kruijswijk (5ème du Tour et 4ème de la Vuelta cette saison)…
Pour arriver dans le final et la dernière approche d’Ingls avec des Italiens, Français et Espagnols sur le qui-vive, à sauter sur tout potentiel adversaire. Quelques petits groupes se détachaient en vain, puisque toujours sans « LE » leader des trois grosses nations.
Les Italiens comme à leur habitude mettaient en route un train collectif avec une capacité à travailler tous ensemble en championnats. Nibali sautait par la fenêtre avant le final mais Gianni Moscon prennait son relais. Les Espagnols la jouaient en petites grappes en plaçant quelques coureurs en tête de peloton. Enric Mas leur second leader, récent second du Tour d’Espagne brouillait les cartes pendant quelques secondes en sortant avec Van Avermaet, le Mr classique Belge à une cinquantaine de km du but mais son manque de collaboration validait la tactique Ibérique : tout pour Valverde !
Les Français ? Chaque membre a roulé au bon moment : Warren Barguil, Anthony Roux et Alexandre Geniez dans un premier temps, puis Tony Gallopin et Rudy Molard dans un second. A l’approche du final, Thibaut Pinot se glissait dans une échappée par sécurité. Rentré dans le rang avant le « mur », il prenait les choses en main pour son leader déclaré : Julian Alaphilippe. Le peloton déjà clairsemé se réduisait comme peau de chagrin. Cette fois-ci il y en avait partout, mais Valverde, Woods, Moscon, Alaphilippe, Bardet et Pinot étaient encore dans le match.
Bardet a tout essayé
Son effort terminé, Thibaut Pinot s’écartait au profit de Romain Bardet qui prenait sa suite. Mais, rapidement Alaphilippe décrochait…ce dernier se battait comme un beau diable, mais Romain Bardet ne s’en rendait pas compte directement. Lorsqu’il constatait où se trouvait son leader ils n’étaient plus que 4, mais il était le seul Français. Après un court moment de réflexion, il reprenait le train faisant cette fois-ci sauter Moscon. A moins d’une chute, le podium semblait donc écrit. A l’image il semblait impossible aux coureurs de changer de rythme, certainement par l’association de ce fort pourcentage rendant difficile la possibilité d’en rajouter et la fatigue engendrée par le reste de la course. Romain Bardet passait la plaque sur le replat, sans doute pour tenter une attaque en fin d’ascension et enchaîner sur une descente rapide et efficace comme il en a le secret. Parfait choix à la vue du finish de Valverde connu de tous. Seulement une erreur de développement faisait sauter sa chaîne et il devait se résoudre à jouer de la mécanique au pire moment. Valverde et Woods ne s’en plaignaient pas et ne tentaient rien. L’un sans aucun doute heureux d’être là car visiblement bien entamé et l’autre sûr de sa force.
Romain Bardet remettait en route dans une descente très roulante avec des virages tout en pilotage rendant difficile toute prise d’initiative. Tom Dumoulin, le deuxième du Giro et du Tour de France, au prix d’un effort régulier dans «Gramartboden » et d’une descente tout en puissance, rentrait à l’approche du sprint. Valverde sûr de sa force ne prenait aucun risque et lançait le sprint en tête pour l’emporter. Romain Bardet jouait la victoire jusqu’au bout en se plaçant 3ème à l’approche du sprint, pour profiter de l’aspiration et même si un vélo le séparait de l’Espagnol il n’était pas ridicule et a démontré à nouveau son profil de plus en plus complet. Woods venait compléter le podium, Dumoulin n’ayant plus aucun jus. Thibaut Pinot et Julian Alaphilippe rentraientt dans le top 10, bouclant un résultat historique pour les Bleus. Il faut rappeler que la France décroche sa première médaille en ligne depuis celle d’Anthony Geslin en 2005, déjà derrière Valverde qui empochait là, la première de ses six médailles mondiales.
Ce qu’il fallait avoir sous le capot pour le podium
Pour connaitre l’intensité à vélo les suiveurs se sont dans un premier temps concentrés sur la vitesse de déplacement. Sur une piste couverte cela se tient à peu près étant donné que les conditions sont relativement peu changeantes malgré le revêtement, les rentrées d’airs (aérations, climatisations, etc.), le matériel ou encore le placement sur le vélo.
Sur la route ou en VTT, il suffit de pratiquer un petit peu pour savoir qu’en plus du revêtement, le vent, les conditions thermiques, le dénivelé, le tracé, les concurrents/partenaires, le positionnement, le placement dans le groupe et encore d’autres facteurs influencent la vitesse de déplacement du couple homme/machine, ce qui rend difficile son interprétation. Heureusement, de nos jours, on peut se fier aux capteurs de puissance.
Le principe est assez simple, pour se déplacer, le cycliste doit fournir l’énergie nécessaire à sa progression dans l’espace et donc générer un certain niveau de puissance mécanique (sur les pédales). De manière très schématique et simplifiée, nous pouvons dire que la puissance, exprimée en Watts (W), est le produit du couple de force développé sur les pédales et de la cadence de pédalage.
Nous pourrons alors associer un niveau d’intensité externe (la puissance) à un niveau interne (le % de PMA ou de VO2max ou de seuils physiologiques par exemple). La puissance viendra donc remplacer la vitesse du coureur à pied ou les chronos du nageur. Un coureur pourra par exemple avoir des seuils à 15 et 18 km/h, soit 75 et 90% d’une VMA à 20 km/h, lorsqu’un cycliste aura une PMA de 400W à 300 et 360W. Nous avons bien entendu pris ces valeurs arbitrairement uniquement pour illustrer nos propos.
Les données de Michael Woods
Fait intéressant, de plus en plus de cyclistes ou triathlètes professionnels rendent leur logiciel d’entraînement public. Lors du dernier mondial le compte Training Peaks de Michael Woods, 3ème donc, était accessible à chacun. Merci à notre collègue Ammattipyöräily (@ammattipyoraily) pour le partage qui va suivre.
Dans ce graphique vous reconnaitrez le tracé du circuit vu plus tôt. Ammattipyöräily y fait apparaitre deux informations importantes : la durée de montée de chaque côte associée à la puissance moyenne développée pour ces dernières tout au long du parcours.
Bien entendu ici l’objectif ne sera pas d’interpréter ces valeurs individuellement pour un athlète sur lequel nous n’aurions aucun recul. En revanche cela permet de confirmer les impressions visuelles de ce type de course et de ce qu’elle pourra demander en terme de préparation.
Tout d’abord la valeur de puissance globale de 273 W sans supputer un pourcentage individuel utopique représente tout de même une valeur relativement élevée pour une compétition de cette durée (pour rappel 6 h 46 min et 41 sec). Bien que les descentes et les passages plus plats demandent une contribution énergétique moins importante que dans les ascensions, ces courses se courent avec peu de temps morts. Spécifiquement cela sous-entend deux aspects qui auront pu avoir plus ou moins d’impacts : un « train » relativement soutenu même en dehors des bosses et un effet « drafting » (être protégé par les coureurs qui nous précèdent) potentiellement moins fort qu’habituellement.
Dans la même idée, si l’on prend les ascensions 2 à 8 (identiques donc), aucune n’a été montée tranquillement comme on pourrait le voir par exemple sur un début d’étape de grand Tour. Bien sur les dernières ont été escaladées plus intensément que les premières (autour de 345 W Vs 305W), mais cet écart est assez faible et s’est très vite résorbé. La puissance moyenne est d’autant plus importante dans la seconde partie de course en raison d’un train sans temps mort entre les bosses à l’approche du finish.
Enfin, si on additionne ces 9 ascensions, c’est 115 minutes et 29 secondes entre 305 W et 412 W (attention ce sont leurs moyennes il y aura donc évidemment des pics supérieurs et inférieurs).
412 Watts de moyenne dans la dernière ascension
412 W représentent donc la moyenne de puissance développée pour passer le « mur » final par Michael Woods. Dans ce type de pente, le rapport puissance/poids homme-machine aura une importance primordiale. En effet, en côte la pesanteur tirera le cycliste vers le bas et assez logiquement plus le pourcentage de la pente augmentera, plus elle sera ressentie. Les informations de poids trouvées sur Wikipédia (Woods 64kg, Valverde 62kg et Bardet 65kg), permettent néanmoins de se faire une idée et visiblement, il existe assez peu de différences sur le facteur poids.
412 W sur 9 min 09 sec en soit, c’est assez faible pour des athlètes de ce niveau. Pourtant, il semble qu’il se soient livrés à fond et il n’y a qu’à voir les dégâts occasionnés chez leurs adversaires pour s’en rendre compte. La lecture de cette puissance est donc plutôt à réaliser sur ce dernier point. Les principaux défaillants l’ont été en amont de cette côte terminale ou au mieux à son pied. Clairement ici sera visée l’endurance à supporter un niveau de puissance soutenu sur plus de 6 h d’effort, mais pas de façon continue, puisque le parcours était composé de côtes successives montées au train et sans période de récupération complètes entre celles-ci. A l’inverse par exemple d’une étape de montagne de grand Tour, où les leaders attaquent l’ascension finale ensemble, avec d’ailleurs une certaine marge pour les vainqueurs,
Ici est « loopé » le segment du « mur ». La vitesse en bleu turquoise, (16.3 km/h en moyenne, max 38.9 km/h), en bleu foncé la puissance (412 W en moyenne, max 772 W) et en violet la cadence (77 rpm en moyenne, max 109 rpm).
Encore une fois, que ce soit Thibaut Pinot ou ensuite Romain Bardet qui étaient en tête de groupe, on remarque assez peu de variation de puissance. La seule grosse variation d’allure sera donc à mettre au crédit de Romain Bardet à la toute fin de celle-ci pour tutoyer les 800 W. Cela après quelques secondes de pseudo apaisement sur la puissance (perceptible à l’image où les 3 protagonistes roulent côte à côte) avant que Bardet ne connaisse son ennui mécanique. Clairement on comprend mieux l’interview d’après course du Français qui explique sa mésaventure de braquet par un manque de lucidité. Alors qu’il était sur le fil depuis des heures, il a enchaîné sur une côte de 9 min assez proche de PMA, mais surtout après trois ascensions à 345 W sans récupération complète entre chaque et un raccourcissement du temps entre les deux dernières bosses, puisque cette fois-ci la descente d’Ingls les fait plonger directement sur le Gramartboden.
Dernier segment disponible celui du sprint final de Woods. Les couleurs et les informations sont à trouver aux mêmes endroits. Pas de chiffre pour la victoire puisqu’il aurait évidemment fallu connaître ceux de Valverde et Bardet pour affiner. Tout du moins une information importante : celle de la durée de ce sprint, environ 18 secondes. Pour une arrivée groupée, nous parlons toujours de sprint, avec l’objectif de terminer devant ses adversaires.
18 secondes de sprint
Pourtant, 18 secondes d’effort max ne demandent pas seulement d’être un bon sprinter comme on l’entend dans le langage courant : à savoir quelqu’un de très rapide sur quelques secondes. Si l’on s’arrête sur les filières énergétiques, c’est arbitraire car individuel et spécifique à la discipline mais grossièrement les efforts de 4 à 18 sec seront mixtes entre les filières anaérobies alactique et lactique et plus nous nous approcherons des 20 sec, plus la filière lactique deviendra majoritaire.
En clair, étant donné qu’il faut lancer la machine il y a tout intérêt à pouvoir développer un très haut niveau de puissance le plus vite possible. Donc à être le plus explosif possible et démontrer une puissance alactique la plus forte possible (évidemment à mettre au regard de la fatigue engendrée par tout ce qui a précédé, l’exemple de Dumoulin qui n’a même pas cherché à sprinter car sans doute cuit).
En athlétisme on appelle cela la réserve de vitesse. « Quelle marge de vitesse max possèdes-tu au-dessus de ton moteur aérobie (VMA) ». Le principe ici est le même. La fin de course cycliste se terminant souvent au sprint il y aura tout intérêt à posséder une réserve explosive en stock, qui sera plus ou moins écrasée par la fatigue engendrée. Toute la balance entre posséder un gros moteur aérobie tout en étant armé sur l’alactique et la puissance explosive.
Enfin, il y aura tout intérêt à créer le plus haut niveau de puissance possible sur 3-4 sec pour s’extraire du groupe. Mais ensuite, il va falloir être capable de baisser le moins possible en vitesse (donc puissance). C’est ici que le système lactique entre en jeu. Tout d’abord qu’il soit capable de produire un maximum d’énergie le plus rapidement possible (la taille du robinet), mais également de tolérer au mieux son côté le moins sympa, les ions H+, ce qui nous pique les cannes lors d’une séance lactique. Bien que ce dernier aspect soit majoritairement mis en jeu sur un effort autour de 40 sec type 400 m en course à pied, 100 m en natation, du sprint par équipe ou du kilomètre sur la piste en cyclisme.
Visiblement Woods n’était pas le mieux armé sur ces derniers points et pas nécessairement le plus frais du trio. Valverde est connu pour être quasi imbattable sur ce type d’efforts en petit comité. Romain Bardet, bien que leader sur des grands Tours n’a pas été un faire-valoir sur cet effort bref et ses dernières saisons confirment qu’il y est de plus en plus redoutable. La problématique étant encore une fois d’avoir la capacité à être fort sur ces types d’intensités très brèves et très intenses, donc à les développer, tout en ayant la meilleure capacité possible à encaisser les 6 h précédentes pour à la fois, avoir la possibilité de jouer la gagne, mais également d’être le moins entamé possible pour ces quelques secondes, ce qui pourra permettre à un « sprinter » moins performant de jouer la gagne.