Lepape-info : Audrey, comment s’est passé votre début de saison ?
Audrey Cordon-Ragot : Le début de saison fut encore compliqué en raison de la crise sanitaire. Mentalement et psychologiquement c’est assez difficile parce qu’il faut s’adapter à une situation pas simple pour nous les athlètes comme pour tout le monde. On reste dans l’expectative d’avoir des courses annulées ou reportées comme ce fut le cas pour Paris-Roubaix, celles qui sont maintenues c’est que du bonus pour nous.
C’est un challenge d’adaptation à l’image de ce que nous avons vécu l’année dernière. Je m’en sors pas trop mal, les sensations sont plutôt bonnes, j’ai fait un bon début de saison avec l’équipe. Chez les femmes on retient moins le travail de coéquipière que chez les hommes, c’est mon rôle au sein de mon équipe et je pense l’avoir tenu de la meilleure des façons en aidant l’équipe à aller chercher une 2ème victoire en World Tour sur le Trophée Alfredo-Binda qui est un peu la Primavera féminine, le même week-end que Milan-San Remo. À noter aussi les bons accessit sur le week-end d’ouverture des classiques en Belgique sans oublier une 2ème place sur les Strade Bianche démontrant une belle constance physique et des résultats à la hauteur de ce que l’on attend de nous.
Lepape-info : Votre échappée en solitaire en tête du Tour des Flandres le 4 avril dernier pas très loin de l’arrivée est le coup d’éclat de votre début de saison
A.C-R : Ce fut même un grand moment de ma carrière, être aux commandes d’un Tour des Flandres c’est toujours très très grisant. Malgré l’absence du public j’ai adoré. J’ai prouvé que j’avais toujours cet instinct d’attaquante et cette gestion de course qui fait ma force. J’ai attaqué à un moment de flottement de la course où tout le monde avait besoin de respirer, mon rôle était de durcir la course mais pas forcément être dans le final. On était à 50 km de l’arrivée c’était mon rôle d’attaquer à ce moment là et de faire travailler les équipes. À aucun moment quand j’attaque je me dis que c’est pour aller à la gagne. Quand on voit l’échappée durer, durer, durer on se dit si j’arrive à basculer l’avant-dernier mont avec un peu d’avance pourquoi pas intégrer le groupe où va se jouer la victoire et peut-être aller chercher une belle place mais je ne me suis jamais dit que j’aller l’emporter en solitaire. Je suis objective sur mes capacités et cela aurait été un coup de maître. Il y’a 5-6 ans dans le peloton féminin cela aurait pu fonctionner mais maintenant le niveau est extrêmement élevé avec des équipes très organisées comme chez garçons, c’était quasiment mission impossible.
Audrey Cordon-Ragot : « Maintenant je me peux me dire que je vis de mon sport, que je peux faire que du vélo. Je suis cycliste professionnelle depuis cette année j’ai signé ma 1ère licence pro au sein de la fédération Française en 2021. Cela peut paraître ahurissant mais c’est pourtant vrai. »
Lepape-info : Quels sont vos objectifs majeurs cette année ?
A.C-R : Il y’en a plusieurs avec un qui approche à grands pas : les Jeux Olympiques. Ce serait les 3èmes JO de ma carrière. Malheureusement pour la France on a qu’une place chez les filles pour les épreuve sur route, c’est un regret pour ma part de ne pas avoir pu débloquer plus de quota de place pour la France. Je me bats pour obtenir cette place c’est une mission difficile nous sommes 8 pré-sélectionnées pour une place. Le niveau est élevé il faut faire la différence sur les prochaines courses notamment les Ardennaises et on connaîtra la sentence en juin lors des championnats de France. Les quotas (une place pour l’équipe de France féminine aux JO) ont été arrêtés au 31 octobre 2019 et à cette date nous n’étions pas dans les meilleures nations au classement UCI. Aux Jeux 2012 de Londres nous étions 3, à Rio en 2016 nous étions 2, il faut se rendre à l’évidence que le niveau des nations augmente. Les 5 meilleures Françaises qui marquent des points au classement UCI sont dans les meilleures équipes du World Tour mais ne sont pas leaders de leur formation donc difficile de marquer beaucoup de points. Ensuite après les JO, l’autre objectif majeur sera les championnats du monde en Belgique sur un circuit qui convient à mes qualités d’attaquante et de « classique-women ».
Lepape-info : Quels enseignements retenez-vous de vos 10 dernières années de carrière ?
A.C-R : Il y a 10 ans c’était presque inconcevable de pouvoir vivre du cyclisme en tant que femme. J’ai de la chance, c’est ma 3ème année au sein de l’équipe Trek-Segafredo, maintenant je me peux me dire que je vis de mon sport, que je peux faire que du vélo. Je suis cycliste professionnelle depuis cette année j’ai signé ma 1ère licence pro au sein de la fédération Française en 2021. Cela peut paraître ahurissant mais c’est pourtant vrai (c’est une nouveauté cette année pour les Françaises qui courent pour une équipe UCI World Tour). J’ai vu toute l’évolution du cyclisme féminin même sur les 20 dernières années et je retiens énormément de choses positives parce que c’est un sport qui m’a fait grandir en tant que cycliste mais aussi en tant que femme. J’ai connu les plus grosses galères comme les moments les plus merveilleux de ma vie jusqu’ici. J’ai aussi connu mon mari (Vincent Ragot) grâce au cyclisme. Moi le cyclisme c’est toute ma vie, c’est ce qui m’a fait devenir la personne que je suis et je pense celle que je serai après ma carrière. C’est une évolution extraordinaire et on en est qu’aux prémices j’ai hâte de voir les 10 prochaines années.
Audrey Cordon-Ragot : « Le lendemain matin de ma désillusion sur le contre-la-montre, je prends mon petit-déjeuner avec les coureurs de l’équipe B&B Hotels et je croise le regard de Pierre Rolland. Il me dit : « Tu es à domicile tu dois courir la tête froide et le cœur chaud ». Cette phrase m’est restée, je l’ai eu en tête durant toute la course en ligne, j’ai couru concentrée sur moi et ça a marché j’ai gagné le titre à domicile. »
Lepape-info : Quels sont les moments forts qui resteront gravés dans votre mémoire ?
A.C-R : En terme d’émotion mon titre de championne de France 2020 sur route. Ce fut un cataclysme dans ma vie de cycliste, c’était devenu quasiment inaccessible pour moi, cela faisait des années que je m’accrochais à l’idée de pouvoir enfin décrocher ce titre et le faire à domicile dans le Morbihan en Bretagne devant une foule ralliée à ma cause, mes amis, ma famille. Je me dis que cela valait le coup d’attendre. Je retiens aussi les championnats de France de contre-la-montre où je m’étais imposée et qui restent de très bons moments ainsi que mes 2 participations aux Jeux Olympiques qui sont l’évènement phare d’un sportif.
Lepape-info : Votre titre de championne de France 2020 sur route a une saveur particulière
A.C-R : C’était le lendemain de ma 2ème place sur le contre-la-montre. Je ne sais pas trop expliquer ce qu’il s’est passé au moment de passer la ligne sur le contre-la-montre. Je n’ai pas compris ce qui me tombait dessus. J’étais dans ma bulle, j’avais les infos de ma course, au 2ème pointage j’avais de l’avance, je me sentais bien, je passe la ligne et j’entends que je suis 2ème ! J’étais quasiment sûre d’avoir gagné mais en fin de compte cela s’est joué à 3 secondes. C’est ce qui fait aussi la beauté du contre-la-montre, du sport et du vélo. J’ai tout de suite réagi avec mon mental de Bretonne, de femme vexée d’une force incroyable avec une remise en question immédiate où je me suis dit : Tu n’es pas venue pour faire 2ème, il y’a un moment où il va falloir que tu te réveilles et que le titre sur la route il faut aller le chercher demain ! On nous emmène à la conférence de presse, il y’a seulement 2 journalistes devant nous, il fait froid, on a pris la pluie, je suis gelée avec une course le lendemain à 8h du matin et on nous annonce que la Ministre des sports est arrivée par surprise et que les journalistes sont en train de l’interviewer. Et là on se retrouve comme des c…. à attendre dans le froid que les autres journalistes viennent nous voir pour éventuellement nous poser 2 questions. Après la vexation d’athlète déjà subie sur la ligne d’arrivée, je ressens une autre vexation cette fois de femme où nous sommes prises pour des moins que rien. Et là je me lève et je dis que je m’en vais que je n’attends personne, les 2 journalistes qui sont là me supplient de rester du coup j’accepte de finalement répondre à leurs questions. Après je rentre à l’hôtel, mon mari a vu que ce n’était pas la peine de me parler. Le lendemain matin de ma désillusion sur le contre-la-montre, je prends mon petit-déjeuner avec les coureurs de l’équipe B&B Hotels et je croise le regard de Pierre Rolland. Je lui explique le mal-être ressenti depuis la veille et il m’explique que je dois apprendre de mes erreurs. Il me dit : « Tu es à domicile tu dois courir la tête froide et le cœur chaud ». Cette phrase m’est restée, je l’ai eu en tête durant toute la course en ligne, j’ai couru concentrée sur moi et ça a marché j’ai gagné le titre à domicile.
Lepape-info : Comment avez-vous vu évoluer votre sport depuis 10 ans ?
A.C-R : Je retiens l’ouverture du cyclisme et du sport en général aux femmes. À 7-8 ans, (c’était il y a plus de 20 ans) je n’avais que 2 représentations, identifications à des athlètes femmes tous sports confondus. Je me souviens de Marie-José Perec (triple championne olympique) et de Marie-Pierre Duros (championne du monde en salle 1991 du 3 000 m) qui est Bretonne et que j’avais vue lors de sa venue dans mon école primaire. Ce constat me conforte dans l’idée que l’évolution de la représentation de la femme athlète dans la société a évolué à vitesse grand V. Aujourd’hui il existe énormément de références dans tous les sports. Dans le vélo je pense en être une, je suis l’une de celles encore en activité et depuis longtemps dans le milieu comme Pauline Ferrand-Prévot (multiple championne du monde) ou Julie Bresset (championne olympique 2012) en VTT qui ont fait les Jeux Olympiques avec une médiatisation autour d’elles. Notons aussi le professionnalisme au sein du peloton qui a connu un vrai boum. Devenir cycliste professionnelle c’est enfin devenu accessible à la femme, cela me touche et m’émeut.
Audrey Cordon-Ragot : « Si à 32 ans j’ai encore envie de faire les Jeux Olympiques c’est parce que j’ai encore cette âme d’enfant, cette motivation de cadette qui fait que j’ai toujours envie de me dépasser, d’avoir mal sur le vélo et de faire les sacrifices qui vont avec. Je me dis pourquoi ne pas aller jusqu’aux Jeux de Paris 2024 ? »
Lepape-info : La pratique du vélo a également évolué
A.C-R : Oui en tant que moyen de locomotion et notamment lors des 5 dernières années. Les femmes et les jeunes s’y sont vraiment mis. La pratique est en constante progression, cela s’explique aussi par la tendance écologique qui arrive petit à petit et dont on prend conscience aussi. Les villes se rendent compte qu’on a besoin du vélo pour désengorger la circulation, le trafic. Ma génération, celle des trentenaires, réalise que c’est important de changer ses habitudes et c’est une très bonne chose.
Lepape-info : Comment voyez-vous grandir la place du vélo dans notre société ?
A.C-R : Je vois évoluer le cyclisme vers plus de respect de la nature, plus vers l’écologie. On l’a vu dans le peloton avec les récentes décisions de l’UCI avec l’interdiction de jets de bidons hors de zones autorisées. Dans les années à venir, je vois un cyclisme féminin avec un Tour de France féminin qui va faire son grand retour en 2022 avec plus de médiatisation et tout ce qui va avec : l’augmentation des salaires, les coureuses vont pouvoir vivre décemment de leur sport à l’image des garçons. Peu de filles sont licenciées en France pour la compétition, cela devrait augmenter. J’ai vraiment envie que le vivier Français explose que l’on ait des filles qui puissent prétendre à des titres de championnes olympiques et du monde dans les 10 prochaines années. Dans la vie en général, la notion de vélo plaisir, vélo passion comme moyen de découvrir la nature, de partager en groupe sont des aspects qui vont encore se développer. Je vois et l’on me dit qu’aux Etats-Unis, la tendance vélo Gravel (vélo polyvalent entre le vélo route, le cyclosport, le VTT et le vélo de voyage) est présente depuis 10 ans, en Europe c’est le cas depuis 1 ou 2 ans c’est encore une autre façon de pratiquer le cyclisme plus proche de la nature, moins compétition et qui touche le plus grand nombre.
Lepape-info : Quelle est votre philosophie de vie ?
A.C-R : J’ai la tête dans les nuages mais les pieds sur terre. Je suis quelqu’un d’assez positif pour le futur malgré mes coups de gueule, malgré le fait que je n’hésite pas à dire quand cela ne vas pas. Cela n’empêche que c’est important de le dire mais aussi d’apporter des solutions, des idées. Rester la tête dans les nuages cela veut dire garder des rêves de gosse. Si à 32 ans j’ai encore envie de faire les Jeux Olympiques c’est parce que j’ai encore cette âme d’enfant, cette motivation de cadette qui fait que j’ai toujours envie de me dépasser, d’avoir mal sur le vélo et de faire les sacrifices qui vont avec. Je me dis pourquoi ne pas aller jusqu’aux Jeux de Paris 2024 ? Tout est possible, si on y croit on y arrive tout en gardant les pieds sur terre parce que l’on ne vit pas dans le monde des bisounours. Je sais ce que j’ai traversé pour en arriver là où je suis. Je n’ai volé à personne ma situation actuelle, je l’ai gagné je suis allé la chercher, je sais d’où je viens et je ne l’oublierai jamais.