« Un kilomètre en voiture, ça use, ça use…. 10 kilomètres en voiture, ça use, ça use… » Le refrain résonne brièvement sur le trajet. Il est environ 16 heures, et la route est longue, depuis 7 heures du matin. « Maman » est partie depuis neuf heures maintenant. Et il lui reste encore plus de huit heures de course. A l’arrière du véhicule, Mileval, 6 ans et demi, et Hannibal, 10 ans, s’occupent comme ils peuvent. S’assoupissent, parfois. A l’avant, Franck, jongle entre ses deux casquettes : papa attentionné et mari stressé. Ce mercredi 28 août 2013, sa femme, Nathalie Mauclair, court son premier ultra de plus de 100 kilomètres : la TDS (sur les Traces des Ducs de Savoie),119 km, 7 250 m de dénivelé positif. Elle a beau être championne du monde en titre, et afficher une forme sensationnelle depuis deux ans, ce petit bout de femme de 43 ans fait passer son fan club par tous les états.
« Des émotions, elle m’en donne ! Et parfois, je prends même de l’avance pour les courses à venir », rigole Franck. Depuis le départ donné au centre de Courmayeur (Italie), il est aux petits soins. Quand, juste avant le coup de canon, sa « p’tite Nath » lui fait signe qu’elle a soif, il lui lance un bidon par-dessus la barrière de sécurité. Quand il comprend que le signal de la montre GPS de la championne peine à s’enclencher, il peste : « On a pourtant testé hier soir, sur la fenêtre de la chambre d’hôtel ». « Tu veux la mienne ? ». Nathalie Mauclair décline. « Tant pis, on verra bien ». Le peloton s’élance, Franck lève le poing et se retourne vers les enfants : « Allez, on file, à fond !! ».
C’est que suivre celle qui a terminé quatrième de la dernière Transvulcania, n’est pas de tout repos. La fine équipe est dans les Alpes depuis quatre jours et a minutieusement repéré les points d’encouragement possibles. Le premier est à peine un kilomètre après le départ. Alors il faut courir pour ne pas risquer de manquer la tête de peloton. Nathalie Mauclair est partie vite, comme à son habitude, bien calée dans les dix premiers.
« Là, je suis oppressé », confesse Franck qui s’apprête à vivre avec ses deux « loulous », une bien longue journée. Remonter à la chambre d’hôtel. Boucler les valises. Vérifier que rien n’a été oublié sous les lits. Charger la voiture. Brancher le GPS. Et rejoindre le col du Petit Saint-Bernard (km 35,9). Selon les horaires de passage prévisionnels fournis par l’organisation, les premiers y sont attendus à 11 heures. A 8h30, la famille décide de faire un arrêt supplémentaire, pour tenter de voir leur championne passer, quelques kilomètres après Arpettes (km 29,2). Il reste probablement deux heures à attendre, mais il fait beau. Les enfants jouent, tantôt dans la voiture, tantôt dehors. Franck peaufine ses calculs et tente d’affiner l’heure de passage de sa femme. « La première fille je suis sure que c’est maman ! », lance Mileva. « Quand tu entendras crier plus fort, ça voudra dire que la première fille arrive », complète Hannibal. « C’est vrai que le public encourage encore plus les femmes », confirme Franck, appareil photo bien calé autour du cou. Il a l’habitude de siffler lorsqu’il aperçoit sa femme pointer le bout de son nez. Histoire qu’elle sache que son entourage est là… et que les enfants, souvent positionnés un peu plus loin, comprennent que c’est bientôt à eux de prendre le relais. « Allez mamaannnn !!! ». Deux heures d’attente pour une fraction de seconde. Mais Nathalie Mauclair a repéré ses troupes, tourné la tête in extremis, souri, et levé la main. Mission accomplie.
Pas le temps de traîner, la prochaine étape n’est pas très loin. « Et il va falloir se garer là haut ! ». Franck le sait, ils ne sont pas les seuls à assurer un suivi de course, et les places sont parfois comptées. Au col du Petit Saint-Bernard, Nathalie semble toujours bien à son aise. « T’as vu ce qu’il a dit le monsieur qui était derrière elle ?, lance Mileva. « Ta mère elle est trop forte ! ». Il n’arrivait pas à la doubler ».
Sur le chemin vers Bourg Saint-Maurice (km 50,7), la tension monte. Il y a des travaux sur la route. La circulation est alternée, et les voitures passent au compte goutte. « Ils font tout pour me faire stresser », peste Franck. Pas question de manquer le premier des deux points d’assistance autorisés dans le règlement. Nathalie va pouvoir recevoir le ravitaillement soigneusement préparé par son mari. Tout est sorti, au cas où… De l’eau dans le bidon de gauche, la bouteille pour remplir le camel bag à droite. Le sac de barres énergétiques et de médicaments. Les deux paires de chaussures de rechange. Une organisation quasi militaire qui ne laisse rien au hasard. « Je te mets toute la flotte ? ». « Mets moi un litre ! ». « Pas besoin de lunettes ? » « Si ! ». Ni une, ni deux, elles sont vissées sur la tête de la championne qui repart après quelques gorgées et une poignée de fruits secs. « Ouf » ! Tout le monde peut souffler. Nathalie avait 40 minutes d’avance au dernier pointage.
Il est l’heure de manger, au Cormet de Roselend (km 66,6). « Les jours de course, c’est jours de fête, on met la diététique de côté ». Papa prépare donc des sandwiches jambon/mayonnaise. Encore deux bonnes heures à attendre. Pas de réseau téléphone, impossible de suivre la course sur Internet, alors Franck se renseigne auprès du speaker sur place. Les enfants sont postés devant la machine à traire où se relaient les vaches sur le bord du chemin. Mais quand leur maman arrive enfin, ils lui emboîtent immédiatement le pas, et l’accompagnent jusqu’au ravitaillement.
Le temps de s’occuper d’une ampoule qui la fait souffrir, et elle repart. Mais Franck est inquiet. Il l’avoue, il est un « vrai supporter. Contrairement à Nathalie, je suis capable de vite passer à autre chose après une course. Mais je n’aime pas la voir souffrir. Le sport, pour moi, c’est un jeu ». Alors il s’interroge : « Dans quel état elle va-t-elle finir ? ».
Nous sommes à peu près à mi-parcours. Une autre course commence. L’heure et demi de route qui suit pour rallier le ravitaillement des Contamines (km 95,4) paraît plus longue qu’en début de journée. Tout comme l’attente qui s’en suit une fois sur place. Encore deux bonnes heures. On n’en finit plus de réactualiser le suivi live de la course sur le téléphone portable. De faire des calculs d’apothicaires pour estimer l’avance sur la deuxième féminine qui semble se réduire. Pendant que les enfants enchaînent toboggan et tyrolienne sur une aire de jeux, Franck, assis sur un banc, tente de faire le vide.
Le stress du ravitaillement prend rapidement le dessus. Changement de chaussures pour Nathalie. Elle repart, frontale bien en place. Il fait nuit, elle est en course depuis plus de 13 heures. « C’est quand même un sacré truc, réalise son mari dans la voiture. Avant, la TDS, ce n’étaient que des chiffres sur du papier, mais là…. ».
La famille avait prévu de rallier directement l’arrivée. Mais Franck préfère s’arrêter aux Houches (km 111,2). « Si ça peut l’aider à tenir… » Il est 22 heures et Nathalie ne sera surement pas là avant 23h30. Nouvelle pause sandwiches pour les enfants. Franck, lui, ne peut rien avaler. Mais il cogite. « Je sais déjà ce que je vais lui dire pour la motiver ». Pas besoin de révéler la teneur de leurs échanges, les yeux brillants de celui qui accompagne sa femme lors des sorties vélo du week-end, en disent suffisamment long sur les émotions qui se bousculent, une heure avant cette probable victoire. « Je n’ai pas de mots pour décrire ce qu’elle fait. Elle se donne tellement à fond ».
A 00h36, Chamonix accueille la vainqueur de la TDS 2013 (14ème au scratch) comme il se doit. Nathalie Mauclair passe la ligne d’arrivée entourée de ses deux enfants. Radieuse, elle raconte « profiter au maximum de ces moments ». Parce qu’elle est « vétérane, et que ça ne durera pas des années ». Quelques mètres plus loin, Franck respire de nouveau. Et constate avec soulagement que sa femme n’arrête pas de parler. « C’est bon signe ! ». Le bisou de l’arrivée est encore plus beau que celui du départ. Et sur la photo de famille qui immortalise ce moment, les sourires sont fatigués mais sincères. La folle journée va bientôt se terminer. Et ce dossard pourrait bien rejoindre les quelques autres qui sont accrochés dans la maison, près du Mans.